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    Désobéissance Électronique

    L’ARSENAL HACKTIVISTE

    Alors que le réseau Internet est de plus en plus centralisé, sous contrôle et sur écoute, les offensives artistiques se multiplient, concevant des outils de protestation ou de communication alternative, premières briques d’une Toile bis qui reste à tisser.

    Du 14 novembre au 15 décembre 2014, ont poussé sur les toits de l’ambassade de Suisse et de l’Académie des Arts à Berlin (avec leur accord), de drôles d’antennes faites maison, bricolées à base de boîtes de conserve et d’électronique bon marché. Exposées aux vues de tous, et tout particulièrement à celles des ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, elles font partie de l’installation Can you hear me ? de Christopher Wachter et Mathias Jud. Les artistes suisses ont déployé un réseau Wi-Fi local qui s’étend sur l’ensemble du quartier gouvernemental à proximité de la Porte de Brandebourg. Les passants sont invités à se connecter à ce réseau de communication bis, totalement indépendant de l’Internet et des opérateurs téléphoniques, et par conséquent difficile à tracer.

    Leur installation est une référence directe aux révélations de Snowden qui ont fait grand bruit en Allemagne, selon lesquelles les ambassades du Royaume-Uni et des États-Unis espionnaient les communications électroniques locales, via des dispositifs d’interceptions camouflés sur les toits des ambassades qui permettent de surveiller les données échangées sur les réseaux Wi-Fi et les conversations téléphoniques dans les bâtiments environnants, dont ceux tout proches du Reichstag et de la Chancellerie.

    Aram Bartholl, Dead Drops.

    Aram Bartholl, Dead Drops. Photo: D.R. / Aram Bartholl

    C’est pour critiquer cette asymétrie de pouvoir, entre ceux qui contrôlent les canaux de communication et les autres, que les deux artistes ont développé en 2011 qaul.net, technologie sur laquelle repose leur nouvelle installation. Lauréat du prix Next idea décerné par le festival autrichien Ars Electronica en 2012, ce logiciel open source interconnecte les ordinateurs, smartphones et autres supports mobiles via le Wi-Fi pour former un réseau spontané, de proche en proche, permettant à ses usagers d’échanger des messages textuels, des fichiers ou des appels vocaux. Il n’y a plus de serveurs, de clients ou de routeur, chaque participant au projet est tout à la fois, expliquent les auteurs, dont le projet s’appuie sur les réseaux “mesh” ou maillés qui connectent directement les utilisateurs les uns aux autres, sans passer par un tiers. Pour un fonctionnement optimal, il faut toutefois une relative densité de participants.

    Le projet qaul.net met en scène d’un même mouvement, une possible ré-appropriation par les citoyens des réseaux de communication et une contestation de leur fonctionnement centralisé. “Qaul” est un terme arabe qui signifie opinion, discours, ou mot, il se prononce comme l’anglais “call” (appeler). Les deux artistes ont imaginé cet outil suite au black-out égyptien, lors du printemps arabe en 2011, quand les autorités ont coupé l’accès à Internet durant huit jours, et à d’autres précédents en Birmanie, au Tibet, ou en Libye.

    Qaul.net peut aussi être activé en cas de catastrophe naturelle ou pour contourner un Internet menacé par les tentatives de régulation des gouvernements et les restrictions des fournisseurs d’accès. Mathias Jud et Christopher Wachter ont depuis perfectionné leur outil, collaborant avec des activistes chinois, égyptiens, syriens et turcs. En avril 2014, ils ont animé plusieurs ateliers à Istanbul, agitée depuis plus d’un an par des mouvements de contestation cristallisés autour de la place Taksim. La censure ne faisait que se renforcer, avec la fermeture de Twitter puis de YouTube suite à des vidéos mettant en cause le gouvernement turc corrompu, expliquent les artistes qui ont appris aux gens à construire leur propre réseau mesh en utilisant qaul.net. Immédiatement, ils ont commencé à construire ces réseaux à Istanbul.

    Leur projet berlinois est une nouvelle brique ajoutée au dispositif. Les passants qui se connectent au réseau local sans fil Can you hear me ? avaient la possibilité d’adresser des messages directement aux agences de renseignements en utilisant les fréquences interceptées par la NSA et le GCHQ (Government Communications Headquarters). Les mains dans le code comme dans le cambouis, les deux artistes suisses présentent leurs actions comme des “contre-dispositifs”, élaborés sur le terrain, en étroite collaboration avec les communautés. Basés à Berlin, ils sont connus dans le milieu des arts numériques pour une série d’”œuvres-outils” mettant en lumière les mécanismes de contrôle d’Internet et les moyens de les contrecarrer. En 2007, ils avaient créé Picidae.net, un logiciel libre de contournement de la censure utilisé par des activistes et dissidents, notamment en Chine, en Syrie, ou en Corée du Nord.

    Bien avant que n’éclate le scandale de la NSA et de la surveillance de masse des citoyens, les artistes numériques s’étaient inquiétés de la dépossession de l’utilisateur et de la perte de contrôle sur ses données avec l’arrivée du Cloud et d’un modèle centralisé de stockage, propriété d’une poignée d’entreprises (américaines essentiellement) qui en assurent la maintenance. L’utopie d’une agora électronique avait vécu, muée en infrastructure de contrôle et en supermarché planétaire. Dès 2011, plusieurs projets initiés par des artistes invitaient à s’extraire du cloud, à réactiver l’idée originelle d'”un réseau de pairs égaux”, en développant ses propres mini-réseaux locaux, premiers maillons d’une Toile bis qui reste à tisser. Ces aiguillons artistiques visent à stimuler la réflexion et la discussion. Ils s’inscrivent dans un mouvement plus vaste, qui rêve d’une version alternative du Net, devenu mercantile, opaque, centralisé et surveillé de toute part.

    Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l'Ambassade des États-Unis à Berlin.

    Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes pointées vers l’Ambassade des États-Unis à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

    Parmi eux, le projet Dead Drops, d’Aram Bartholl, un réseau peer-to-peer de partage de fichiers qui se manifeste en dur dans l’espace public sous la forme de clés USB cimentées dans les murs, la Pirate Box, dispositif portable et déconnecté d’Internet inventée par David Darts, responsable du département Art de l’université de New York, qui créé un réseau sans fil local permettant aux utilisateurs d’échanger des fichiers anonymement. D’autres projets de réseaux locaux, alternatifs et open source étaient présentés en septembre dernier dans le cadre de la manifestation LittleNets, au centre d’art et de technologie new-yorkais Eyebeam. Parmi eux, Occupy.here développé par Dan Phiffer & Commotion, et activé durant le mouvement Occupy, ainsi que Subnodes créé par Sarah Grand, une artiste multimédia et programmeuse basée à Brooklyn, autant de projets suggérant qu’un autre net (ou une multitude de nets) était encore possible.

    Un mois plus tard, c’est néanmoins une application commerciale qui faisait parler d’elle. Détournée de sa fonction originelle (communiquer localement au milieu des grands rassemblements (match, festival) en cas de saturation des relais), Firechat créée en mars 2014, connaissait un succès inattendu auprès des manifestants pro-démocratie à Hong Kong. Outre ses fonctions de chat par Internet, l’appli établit automatiquement des communications directes entre les smartphones via le Bluetooth ou le Wi-Fi de l’appareil quand aucun réseau n’est disponible.

    Firechat a été téléchargée des centaines de milliers de fois par les manifestants de Hong Kong suite à des rumeurs de coupure d’Internet, première utilisation massive d’un réseau mesh dans le contexte d’une manifestation politique, selon The Atlantic. À la différence d’un outil comme qaul.net, créé trois ans plus tôt, l’appli propriétaire possède cependant une importante lacune, selon le hackerspace rennais Breizh Entropy. L’utilisateur ne sait pas quel message a été envoyé sur Internet et quel message est resté local. Or les informations transitant entre le mobile et le serveur peuvent être capturées par les autorités et les manifestants peuvent alors être identifiés par leur adresse IP.

    Les outils contestataires créés par des artistes sont eux le plus souvent transparents et en open source. Ils agissent comme des manifestes, écrits sous la forme de code, pour reprendre la belle description du collectif berlinois Telekommunisten. Leur histoire accompagne les évolutions d’Internet. Ainsi du programme Floodnet, créé en avril 1998 par les artistes et activistes de l’Electronic Disturbance Theater pour protester contre la répression dont étaient victimes les zapatistes, groupe révolutionnaire insurgé basé au Chiapas qui luttait pour l’autonomie des populations indigènes.

    Floodnet permettait de submerger de requêtes les sites web du gouvernement mexicain et de le paralyser temporairement. L’EDT fut l’un des premiers groupes à utiliser les attaques DDoS (par déni de service) popularisées par Anonymous plus d’une décennie plus tard, comme un outil d’hacktivisme de masse. Dès 1994, alors qu’Internet est encore balbutiant, le Critical Art Ensemble, fondé en 1987 par des informaticiens, philosophes et plasticiens définissait le concept de désobéissance civile électronique, conscient que le capitalisme dans un monde post-industriel est d’abord celui des flux.

    Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014.

    Christopher Wachter & Mathias Jud, Qaul.net. Système mis en place après le blocage de Twitter, YouTube et des serveurs indépendants. Istanbul, avril 2014. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

    La résistance au pouvoir nomade se joue dans le cyberespace et non dans l’espace physique, écrit le CAE, dans la Perturbation électronique. Cette nouvelle forme de protestation non violente, visant à bloquer non les lieux physiques, mais les canaux d’information, sera mise en pratique par l’Electronic Disturbance Theater (EDT), initiateur de ces sit-in virtuels consistant à traduire en ligne les sit-ins des rues. Les participants étaient invités à se connecter à une page web spécifique qui hébergeait l’outil.

    Puis, en laissant simplement leur navigateur ouvert, le programme allait automatiquement recharger la page web ciblée chaque poignée de secondes, submergeant le serveur de requêtes afin de le ralentir voire de bloquer, si la participation était assez massive. Mais Floodnet, présenté comme du “net.art conceptuel”, avait également une dimension performative, chaque participant était invité à interagir en envoyant des “messages personnels” au site ciblé, sous forme de requête pour des pages web qui n’existent pas. Une requête pour “human_rights” générerait ainsi un message d’erreur dans les logs du serveur : human_rights not found on this server.

    Les actions étaient annoncées publiquement et planifiées à des horaires précis, diffusées par mailing list et forums. EDT a mené 13 actions pro-zapatistes en 1998 à l’aide de Floodnet, ciblant des sites comme celui de la Maison-Blanche ou du Pentagone, le site du président mexicain ou encore de la Bourse de Francfort. Malgré les 18 000 personnes impliquées, Floodnet ne parvenait que rarement à paralyser les sites visés, tout juste à les ralentir un peu. Le succès se mesurait plutôt en fonction du retentissement médiatique. Le but premier de ces actions était de sensibiliser à leur cause, écrit Molly Sauter dans The Coming Swarm: DDoS, Hactivism, and Civil Disobedience on the Internet, avec plus ou moins de succès, la presse s’intéressant davantage aux sit-in et à leurs organisateurs qualifiés de hackeurs, voire de cyberterroristes, qu’aux questions sociales qui les motivaient.

    La Toywar à la fin des années 1990 jouira elle d’un écho médiatique bien plus important. Cette guérilla électronique menée conjointement par le collectif d’artistes suisses etoy.CORPORATION associé à l’EDT, à la période de Noël 1999, contre le site de vente de jouet eToys, en plein boom des dotcom, fut un moment-clé de ce bras de fer entre deux visions antinomiques du réseau. La multinationale eToys avait attaqué en justice le collectif afin de récupérer leur nom de domaine etoy.com, sous prétexte que l’homonymie portait préjudice à ses activités. Les attaques contre le site, doublées d’une campagne de communiqués de presse toxiques, ont poussé le marchand de jouets à abandonner les poursuites, tandis que la valeur de ses actions s’écroulait.

    La même année, le code source de Floodnet a été rendu public permettant à d’autres groupes de l’utiliser et l’adapter. Fin novembre, les manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle marquaient le début du mouvement antiglobalisation. Tandis que des milliers de gens se rassemblaient dans les rues pour empêcher la conférence de se tenir, des hacktivistes britanniques, The Electrohippies, organisaient simultanément une attaque DDoS utilisant leur propre outil basé sur Floodnet, contre les serveurs de la conférence, action qui aurait mobilisé 450 000 personnes durant cinq jours, ralentissant sensiblement le site web de la conférence.

    Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l'Ambassade de Suisse à Berlin.

    Christopher Wachter & Mathias Jud, Can you hear me ? Antennes sur le toit de l’Ambassade de Suisse à Berlin. Photo: D.R. / Christopher Wachter & Mathias Jud.

    Avec Anonymous, ces attaques par déni de service vont changer d’échelle et d’effets. Lors de l’Operation Payback en 2010, lancée envers les individus et organisations qui agissaient contre les intérêts de Wikileaks, plus d’une douzaine de sites ( Paypal, Visa, Mastercard…) ont été réellement affectés par ces attaques qui ont entraîné indisponibilité et coupures. L’opération qui a duré quatre jours a été menée conjointement cette fois par des volontaires augmentés par des botnets, car ce genre d’obstruction se compliquait à mesure que les sites corporate devenaient plus robustes.

    Certains de ces outils mis au point par des artistes ont très directement influencé nos moyens de communication actuels : c’est le cas par exemple de TXTmob, l’un des ancêtres du service de microblogging Twitter. TXTmob a été créé en 2004 par le collectif Institute for Applied Autonomy, constructeur de robots contestataires comme le GraffitiWriter, qui permet de taguer des slogans au sol. TXTmob, service gratuit, permettait de créer des groupes et de partager ses SMS avec tous les inscrits.

    Les militants l’ont utilisé lors des conventions nationales républicaine et démocrate en 2004 pour coordonner les actions en différents endroits de la ville. Plus de 5000 personnes l’utilisèrent pour partager les informations en temps réel sur la manière dont se déployaient les manifestants, les lieux où converger, les barrages de la police, etc. L’un de ses créateurs, Tad Hirsch sera cité à comparaître par le NYDP, afin qu’il livre tous les messages envoyés via TXTmob durant la convention, ainsi que les informations sur ses utilisateurs. Mais Hirsch a contre-attaqué avec succès, avançant que ces messages étaient protégés et relevaient du discours privé.

    Lorsqu’en 2010-2011, les manifestants ont commencé à utiliser Twitter partout dans le monde comme outil de protestation, Evan Henshaw-Plath, l’un des membres de l’équipe fondatrice de Twitter, n’était pas surpris, il y voyait une sorte de retour aux sources de Twitter qui avait pris explicitement pour modèle cet outil contestataire qu’est TXTmob, confiait-il dans un entretien à Radio Netherlands Worldwide. L’activiste et développeur, connu sous son surnom Rabble, était à l’époque venu renforcer à l’époque la bande d'”artistes, pranksters, hackers, makers” de l’Institute for Applied Autonomy afin de les aider à retravailler le code.

    Twitter, né deux ans plus tard, était un réseau social qui fonctionnait via SMS. Personne ne savait alors comment il allait être utilisé, mais c’est devenu un média populaire pour l’activisme et l’organisation parce qu’il permettait aux individus de poster des messages qui étaient très difficiles à tracer. Pour Henshaw-Plath, les origines activistes de Twitter ne pourront jamais être complètement effacées. L’essentiel va rester, veut-il croire, intégré dans le code.

    Marie Lechner
    publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015

     

     

    Can you hear me: https://canyouhearme.de

    Commotion https://commotionwireless.net/

    Dead Drops https://deaddrops.com/

    Eye Beam Little Nets http://eyebeam.org/events/littlenets

    Floodnet www.thing.net/~rdom/ecd/ZapTact.html

    Occupy.here http://occupyhere.org/

    Pirate Box http://piratebox.cc/

    Qaul.net www.qaul.net/

    Subnodes http://subnod.es/

    ToyWar http://toywar.etoy.com/

    TXTmob www.appliedautonomy.com/txtmob.html

     

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