Inscription à la newsletter

    Micha Cárdenas

    la question du genre dans la réalité virtuelle

    Micha Cárdenas est artiste performeur, essayiste et professeur assistant à l’Université de Bothell (Washington). Également activiste transgenre, son travail en réalité virtuelle, et en réalité mixte, vise à questionner les stéréotypes du genre, et à porter assistance aux membres des communautés LGBT, mais également aux minorités des États-Unis. À l’origine de Becoming Dragon, une performance de 365 heures en réalité mixte qui abordait ces questions, nous ne pouvions manquer de l’interroger.

    Micha Cárdenas, Becoming Dragon. Performance de 365 heures en réalité mixte. Photo: D.R.

    Les Gender Studies américaines ont aidé à avoir une meilleure compréhension des problèmes concernant le genre et l’identité, en mettant en lumière des projets novateurs, des mouvements sociaux et diverses initiatives dans le domaine de la société civile et de l’activisme. Pourtant, les études sur ces sujets restent encore très américaines. Pourquoi ?
    Cette question reproduit le mythe de l’exceptionnalisme américain, qui voit les États-Unis comme plus avancés en termes d’équité entre les sexes. Une idée qui a été critiquée par les chercheurs, y compris Jasbir Puar [professeur associé en Women’s & Gender Studies à l’Université de Rutgers, New Jersey, NDR]. Je ne pense pas que les études de genre soient moins pratiquées en dehors des États-Unis. Une partie du problème est que le terme “gender studies” fait spécifiquement partie d’une structure universitaire néolibérale qui vise à compartimenter les différences afin de les gérer. Si vous regardez la sociologie du genre et les études féministes, qui sont des études de genre, vous voyez que beaucoup de théoriciens importants sont extérieurs aux États-Unis. Mon travail en réalité virtuelle et en réalité mixte, Becoming Dragon, est d’ailleurs une réponse aux féministes françaises, telles que Monique Wittig et Hélène Cixous, qui ont fait des progrès significatifs dans ce que nous pouvons décrire comme “les études de genre” dans les 60’s et 70’s.

    Dans votre travail, vous utilisez la réalité virtuelle; en particulier Second Life. Pourquoi avoir choisi ces plateformes ?
    L’important était de dénoncer les violences faites aux personnes transgenres par la communauté médicale et psychiatrique, qui impose à celles-ci de justifier d’une “expérience” de vie dans le genre pour lequel elles ont opté. Pour ce faire, je questionnais la notion de “réalité” en proposant le postulat suivant : pourriez-vous vivre un an en réalité mixte et vous baser sur cette expérience dans Second Life pour choisir votre orientation de genre et ses suites chirurgicales ? Après des années à participer à des sit-in virtuels avec l’Electronic Disturbance Theater, au cours desquels les corps manifestent en ligne, je voulais pousser plus loin l’incarnation online du corps. Pour cela, je voulais explorer le fait d’avoir un avatar en transition de genre, et d’examiner la politique du genre dans l’espace virtuel. J’étais également intéressé par l’idée de Lacan selon laquelle nous évoluons dans l’espace sous l’influence de l’image que l’on a de soi, et comment cet apprentissage peut interférer également sur un corps virtuel et non-humain. Je me suis donc demandé : si tu peux apprendre à marcher comme une femme, est-ce que tu peux également faire cet apprentissage dans le corps d’un avatar de dragon ?

    Pourquoi avoir choisi d’incarner un dragon pour mener ce projet ?
    J’ai choisi cet avatar parce que je voulais contester les dichotomies de genre, qui sont souvent encore renforcées dans les espaces virtuels. Dans la mythologie et la fantaisie, les dragons ont souvent la capacité de changer de forme. Il existe aussi une riche communauté d’avatars non-humains dans Second Life, y compris des dragons, que je trouvais intéressant en termes questionnement des limites d’identification établies.

    Becoming Dragon était une performance de 365 heures en réalité mixte, comment cela s’est-il passé ?
    Il s’agissait d’une plongée en la réalité mixte à l’aide d’un casque, au laboratoire de motion design de San Diego en Californie. La performance était visible durant les heures d’ouverture de la galerie et également au public dans Second Life. Mes mouvements étaient couverts par un avatar de dragon grâce à un logiciel que j’ai créé avec deux autres artistes, Chris Head et Kael Greco. Un flux vidéo de mon corps physique était diffusé en direct dans un modèle de laboratoire que j’avais créé pour la performance dans Second Life. J’ai eu de nombreuses conversations avec des personnes dans cet espace et je lisais de la poésie issue de mon livre The Transreal: Political Aesthetics of Crossing Realities. C’était un exemple de la façon dont les environnements en réseau peuvent être utilisés pour contester les structures causant de la violence aux personnes transgenres aujourd’hui.

    Jovan Wolfe, Autonets hoodie. Design: Micha Cárdenas & Ben Klunker. Photo: D.R.

    La réalité virtuelle peut aussi être un outil pour permettre d’expérimenter le corps de l’autre, l’altérité homme/femme, d’expérimenter un genre différent…
    L’échange virtuel d’un corps à l’autre ne propose qu’une approximation de ce que la transition entre les sexes est en réalité. C’est une expérience libre de conséquences, et cela peut générer une mésinterprétation de ce que c’est d’être dans le corps de l’autre. Aujourd’hui, une femme sur quatre est agressée sexuellement. Presque tous les jours de l’année, une personne transgenre est assassinée quelque part dans le monde. Penser qu’une expérience virtuelle momentanée peut vous informer sur ce qu’est la vie de l’autre sexe ignore le fait que le genre est un système de pouvoir où la violence est presque incontournable. Malheureusement, les expériences menées dans ce cadre [telles que The Machine To Be Another : www.themachinetobeanother.org, NDR] sont souvent basées sur des idées transophobes ou misogynes.

    En tant qu’artiste, vous êtes également à l’origine du Local Autonomy Networks (ou Autonets), une action réalisée l’aide du couturier Benjamin Klunker pour augmenter l’autonomie de la communauté transgenre et LGBTQ…
    Local Autonomy Networks est une ligne de vêtement et d’accessoires en réseau, conçu pour prévenir la violence. Cela a débuté en 2011 et se poursuit aujourd’hui. En me concentrant sur les femmes transgenres de couleur, qui continuent d’être la cible numéro un de la violence parmi les personnes LGBTQ aux États-Unis, j’ai conçu une approche à faible coût pour créer un réseau de sécurité numérique autonome, destiné à assurer la sécurité de cette communauté, mais aussi des femmes, ou des étrangers. Je suis toujours en quête de financement pour un projet pilote visant à élargir Autonets et permettre aux vêtements de se connecter avec des réseaux communautaires établis, comme à Detroit.

    Est-ce lié au Transborder Immigrant Tool, un outil développé pour guider les immigrants entrés illégalement par la frontière américano-mexicaine ?
    Oui, le TBT, sur lequel je collabore avec l’Electronic Disturbance Theater 2.0/b.a.n.g. Lab, s’en inspirait. Ce projet visait à créer des logiciels pour les téléphones cellulaires usagés à bas prix, qui dirigeraient les personnes près de la frontière États-Unis/Mexique vers des points d’eau, aussi bien que leur fournir des moyens de subsistance poétique. Travailler sur le TBT m’a inspiré dans ma volonté de création de dispositifs de sécurité sous forme d’art pour les femmes transgenres de couleur. Dans mon laboratoire, nous développons un ensemble de collaborations poétiques et de meilleures pratiques pour la conception de l’égalité et de la libération raciale.

    propos recueillis par Maxence Grugier
    publié dans MCD #82, « Réalités Virtuelles », juillet / septembre 2016

    micha cárdenas, Ph.D.

    Articles similaires