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    Le projet Rekall

    la mémoire des arts de la scène au temps du numérique

    Documenter les œuvres scéniques et leur processus de création est un enjeu majeur pour les équipes artistiques et les historiens du théâtre. Rekall répond à cette demande qui s’est accrue avec le développement des dispositifs technologiques numériques dans les arts de la scène.

    Rekall, capture d'écran.

    Rekall, capture d’écran. Photo: © Clarisse Bardiot.

    La création numérique et la création scénique  face à leur propre oubli.
    Le numérique et les arts de la scène ont au moins un point commun : ils engendrent des documents pour le premier, des œuvres pour le second, qui sont éphémères. L’obsolescence programmée des technologies numériques est le grand paradoxe des campagnes de numérisation — et de conservation — du patrimoine. La perspective d’un « Digital Dark Age », de l’oubli numérique, vaste trou noir de la mémoire contemporaine, rejoint le statut fugitif, volatil du spectacle vivant. Du point de vue de la mémoire des arts de la scène, les technologies numériques font surgir différentes questions : comment s’approprier les archives, comment mémoriser un parcours au sein d’un corpus de documents ? Que peuvent-elles apporter par rapport à d’autres approches comme la notation ou la captation vidéo ? Quel statut accorder aux documents numériques produits pendant le processus de création ? Comment documenter les dispositifs technologiques utilisés dans les spectacles, ne serait-ce que dans le cadre des régies son et lumière ? En quelques mots : quelle(s) mémoire(s) des arts de la scène les technologies numériques proposent-elles ?

    Le chantier est vaste, les expériences nombreuses et souvent en cours de développement. Leur prolifération relève d’une préoccupation grandissante pour la mémoire, pour les traces, mais aussi pour la transmission et la compréhension du processus de création. Cette effervescence se propage auprès des institutions en charge de la mémoire du théâtre, des lieux qui mettent à l’affiche les « reprises » d’œuvres anciennes (reenacment), mais aussi et surtout des artistes, des chercheurs, du public. Depuis le milieu des années 2000, les initiatives de documentation des arts de la scène avec des technologies numériques se multiplient : capture du mouvement à même le corps des danseurs, bases de données consultables sur Internet, outils d’annotation vidéo des captations et des répétitions, génération de partitions, etc. Des outils spécifiques mis à disposition sur des plateformes en ligne permettent d’analyser les archives, de les confronter, de tisser des liens sémantiques entre de multiples documents. Cet aspect est au cœur d’un programme européen, ECLAP (e-library for performing arts) (1).

    ECLAP réunit de nombreuses institutions européennes consacrées aux arts de la scène, contribue à la numérisation de leurs fonds (aujourd’hui plus d’un million de documents, reliés à la bibliothèque numérique en ligne Europeana) et propose une série d’outils qui permettent à chacun d’enregistrer son propre parcours et d’annoter les documents sélectionnés via l’application MyStoryPlayer. Une autre initiative, en Angleterre, propose de créer des carnets de notes personnalisés à partir d’un fonds d’archives disponible sur Internet : le Digital Dance Archives réunit différentes collections du National Resource Centre for Dance (NRCD) (2), dont la collection Laban, ainsi que le fonds d’archives de la chorégraphe Siobhan Davies. Des vidéos, mais aussi des photographies, des dessins, etc. sont accessibles au public. Les documents retenus par chaque personne peuvent être annotés, classés et partagés.

    Parmi les expériences menées, nombreuses sont le fait de chorégraphes, ou encore d’équipes de recherches associées à un artiste. Citons, de manière non exhaustive : Emio Greco, Siobhan Davies, Wayne McGregor, Steve Paxton, Pina Bausch (via le programme d’archivage de sa fondation), Jan Fabre, Deborah Hay, Bebe Miller, Thomas Hauert. Et bien sûr William Forsythe dont les projets pionniers sont devenus des références incontournables (3) : Improvisation Technologies, Synchronous Objects et Motion Bank embrassent une réflexion conduite sur vingt années, de 1993 à aujourd’hui (4). Quelques personnes, tels le chercheur Scott deLahunta ou encore le concepteur multimédia Chris Ziegler circulent d’un projet à l’autre, disséminant réflexions, expérimentations et bonnes pratiques. Au-delà de la diversité des partis-pris, ces projets ont pour point commun la création de ressources chorégraphiques du point de vue de l’artiste, avec la prise en compte de son processus de création. Autrement dit, l’objectif n’est pas de trouver un modèle unique pour documenter toutes les démarches artistiques, mais de partir de la pratique propre à chaque chorégraphe pour développer une documentation spécifique.

    Synchronous objects for One Flat Thing, reproduced by William Forsythe, site Internet, 2009, objet “The Dance”, capture d’écran. Photo: D.R.

    Conserver les archives pour transmettre et recycler.
    Autre préoccupation partagée : il ne s’agit pas tant de documenter pour laisser une trace que de documenter pour transmettre la danse vers d’autres danseurs, voire engendrer de nouvelles œuvres. Comme le constate Scott deLahunta, ces artistes [Siobhan Davies, Emio Greco, Wayne McGregor et William Forsythe] et les organismes qui ont été construits autour d’eux ont commencé à penser, ou à repenser dans certains cas, comment créer, gérer et disséminer leurs ressources chorégraphiques. L’objectif de ces nouvelles considérations oscille entre la constitution d’une archive et la réutilisation de ces ressources dans leur œuvre (5). D’une logique de conservation à un principe de recyclage, la temporalité de l’archive est remise en question : au catalogage, à la fixation des traces d’une œuvre qui a eu lieu (traces qui privilégient souvent les documents écrits), on substitue la collecte d’éléments très divers pour être à même de les réinjecter dans le processus de création.

    Ce faisant, la notion même d’archive est à reconsidérer. Dans un article intitulé What if This Were an Archive  ? (6), la spécialiste de danse contemporaine Maaike Bleeker revient sur Double Skin/Double Mind, une installation interactive dont l’objectif est de permettre au chorégraphe Emio Greco de transmettre à des danseurs les qualités de mouvement propre à son vocabulaire. Un écran vidéo montre Emio Greco expliquant et interprétant des mouvements. Dans l’espace de l’installation, le danseur les apprend en les reproduisant. Un système de reconnaissance lui permet d’avoir en temps réel un retour visuel et sonore sur la qualité de sa prestation. Pour Maaike Bleeker, si cette installation peut transmettre une compréhension de la logique des modalités du mouvement chez Greco, peut-elle également transmettre ses chorégraphies ? Qu’est-ce que cela signifierait ? Et si cela était une archive ? (7). Le numérique fait surgir de nouveaux types de documents, dont la nomenclature même est problématique. Comment nommer l’archive-installation d’Emio Greco ? De quoi est-elle la trace ? De la danse, du mouvement, du processus de création, de la pédagogie ?

    Si l’on en revient à des pratiques plus largement partagées par les metteurs en scène et chorégraphes contemporains, force est de constater qu’au-delà de certains discours érigeant le plateau en sanctuaire anti-numérique, une partie du processus de création — plus ou moins importante, plus ou moins avérée et revendiquée — a lieu via les ordinateurs et les réseaux : échanges de mails, traitements de texte, rendez-vous à distance via des dispositifs de téléprésence (voix sur IP), images et vidéos numériques pour rassembler des idées, des pistes de travail, usage des réseaux de partages d’images pour mettre à disposition des documents visuels pour l’ensemble de la compagnie, croquis effectués sur tablette numérique, etc. Au-delà du processus, les œuvres elles-mêmes sont concernées : quasiment toutes les régies son et lumière sont numériques (et l’arrivée de l’éclairage à leds dans les théâtres va encore amplifier le phénomène); de nombreux spectacles font appel à des procédés de régies vidéo (numérique), à des capteurs, voire à des dispositifs plus sophistiqués comme la création de programmes informatiques spécifiques. Dans ce contexte, l’obsolescence rapide des technologies devient extrêmement problématique, à la fois pour les artistes qui doivent pouvoir continuer à faire tourner leurs spectacles, et pour les chercheurs qui souhaitent en analyser les processus de création. Les documents numériques sont alors des traces essentielles pour retracer l’histoire des arts de la scène à l’époque contemporaine.

    Rekall, un environnement open source pour documenter, analyser les processus de création et simplifier la reprise des œuvres.
    Ces différentes interrogations sont à l’origine d’un projet que je conduis actuellement, en étroite collaboration avec Guillaume Marais, Guillaume Jacquemin et Thierry Coduys (8). La plupart des exemples évoqués ci-dessus ont donné lieu à la création d’interfaces spécifiques à une seule œuvre, non généralisables à d’autres spectacles et qui plus est dans des formats propriétaires (Flash en particulier). Les travaux menés ont engendré des applications (sites Internet, DVD-Rom) et non des programmes. D’où une réflexion menée sur la création d’un logiciel qui puisse s’appliquer au plus grand nombre d’œuvres possible, et qui puisse s’adresser autant aux artistes, à leurs équipes techniques qu’aux chercheurs, aux fonds d’archives et au grand public. C’est ainsi qu’est né Rekall, un environnement open source pour documenter, analyser les processus de création et simplifier la reprise des œuvres.

    Bertha Bermudez dans l'installation interactive Double Skin/Double Mind.

    Bertha Bermudez dans l’installation interactive Double Skin/Double Mind. Photo: © Thomas Lenden.

    Le fonctionnement de Rekall s’articule essentiellement autour des documents de création : croquis de scénographies, commentaires audio, descriptions d’éléments techniques, vidéos, textes, carnets de notes, conduites techniques, patches, captures d’écran de logiciels spécifiques, partitions, photographies, mails… Il permet de structurer plusieurs strates temporelles : celle du processus de création (éclairer par exemple les recherches menées pour tel aspect du spectacle), de la représentation elle-même (voire de ses différentes versions dans le cas d’un work in progress), et de sa réception (par exemple en ajoutant des commentaires audio de la compagnie sur son propre travail, ou bien de spectateurs, ou encore la revue de presse).

    L’accumulation des documents est un élément clé du fonctionnement de Rekall. En effet, c’est en analysant ces documents, en les mettant en relation les uns avec les autres et en les plaçant dans des contextes soigneusement choisis (multidimensionnels, temporels ou non) que Rekall parvient peu à peu à révéler des caractéristiques spécifiques à une œuvre donnée. Cette structure ouvre alors un spectre de possibilités analytiques extrêmement important. En partant du principe qu’un processus de création peut être analysé en grande partie par les documents de création collectés (devenus documents d’exploitation pour certains), Rekall se base sur les métadonnées présentes dans chacun de ces documents pour en extraire des informations cruciales (auteur, date de création, lieu de création, mot-clé, etc.), qui sont ensuite utilisées par les outils d’analyse et de représentation de l’information, afin de révéler des comportements créatifs, des usages ou d’autres informations insoupçonnées.

    Préserver les composantes technologiques d’un spectacle
    Rekall permet de rendre compte des technologies utilisées dans un spectacle et d’en offrir une description pour éventuellement proposer une alternative avec d’autres composantes. Il nous semble en effet primordial de garder la trace la plus précise possible des composantes technologiques d’une œuvre, parce qu’elles sont également porteuses de dimensions esthétiques et historiques, tout en offrant la possibilité de décrire les effets de ces mêmes composantes, dans la lignée de la réflexion sur les médias variables (9). Même si Rekall répond en partie au problème d’obsolescence des technologies (nomenclatures claires, mises à jour des outils embarqués, etc.), il est indispensable que certaines actions de préservation soient réalisées par l’utilisateur. Rekall simplifie cette préservation active en alertant par exemple lorsque la pérennité d’un document est mise en danger par la dernière mise à jour de son logiciel d’exploitation.

    Rekall est actuellement en version bêta. La collaboration avec des équipes artistiques dans cette phase d’expérimentation est essentielle. En effet, le logiciel est conçu pour les artistes et leurs équipes techniques afin qu’ils soient à même de documenter leur propre processus de création et les œuvres créées. C’est pourquoi nous nous appuyons sur la collaboration de deux équipes artistiques, en théâtre (Jean-François Peyret) et en danse (Mylène Benoit), en résidence respectivement au Fresnoy et au Phénix scène nationale Valenciennes. Des réunions de travail avec les différents intervenants (techniciens, régisseurs, metteur en scène, chorégraphe, éclairagiste, vidéaste) font partie du processus de conception et développement de Rekall, afin d’ajuster régulièrement le cahier des charges et les spécifications aux besoins des futurs utilisateurs. Plusieurs workshops sont également prévus afin d’évaluer et éventuellement corriger certains aspects méthodologiques, comme le tracking des actions des différents contributeurs à une œuvre, ou encore le choix d’un modèle qui puisse s’adapter à de nombreuses œuvres. En effet, il nous semble que Rekall, conçu à l’origine pour des œuvres scéniques, peut également être utilisé pour des installations plastiques ou dans d’autres contextes.

    Clarisse Bardiot
    (maître de conférences à l’Université de Valenciennes, spécialiste des arts de la scène à composante technologique, elle est aussi éditrice et galeriste)
    publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014

    1) ECLAP, www.eclap.eu (consulté le 01/05/2014).

    (2) Digital Dance Archives, www.dance-archives.ac.uk/ (consulté le 01/05/2014).

    (3) Pour des articles sur ces différentes démarches, cf. International Journal of Performance Arts & Digital Media, « Choreographic documentation », vol. 9, n°1, 2013. Performance Research, « Digital Resources », 11:4, 2007.

    (4) Bardiot (C.), « Une autre mémoire : la chorégraphie des données. À propos des objets numériques développés par William Forsythe (Improvisation Technologies, Synchronous objects et Motion Bank), in Documenter, recréer… Mémoires et Transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Les Presses du Réel, à paraître.

    (5) Scott de Lahunta et Norah Zuniga Shaw, « Constructing memory : creation of the choreographic resource », in Performance Research, 2007, 11:4, p. 54.

    (6) Bleeker Maaike , « What if This Were an Archive? », in RTRSRCH, vol.2, n°2, 2010, p. 3-5.

    (7) Ibid., p. 3.

    (8) Projet initié et conçu par Clarisse Bardiot, en collaboration avec Buzzing Light et Thierry Coduys. Production Le Phénix scène nationale Valenciennes avec le soutien du Pôle Image Nord-Pas-de-Calais, de la Direction générale de la création artistique — Ministère de la Culture et de la Communication, du Fresnoy, Studio national des arts contemporains et de MA scène nationale — Pays de Montbéliard. Production cofinancée par PICTANOVO avec le soutien du Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais, de Lille Métropole Communauté Urbaine, de la CCI Grand-Hainaut, du Centre National du Cinéma et de l’image animée.

    (9) Depocas (A.), Ippolito (J.), Jones (C.) (sous la direction de). L’Approche des médias variables. La permanence par le changement. Guggenheim Museum Publications et Fondation Daniel Langlois, 2003. Publié sur Internet : http://variablemedia.net (consulté le 01/05/2014).

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