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    Aux arts citoyens !

    Les Nouveaux Commanditaires ou la création à l’épreuve de l’intérêt général

    Depuis maintenant une vingtaine d’années, l’action Nouveaux Commanditaires portée la Fondation de France stimule la création d’œuvres d’art avec la complicité des contextes sociaux et des espaces publics qui les accueille. Cette initiative originale de médiation artistique et culturelle conçue par l’artiste François Hers offre aux citoyens le pouvoir de passer commande à des artistes contemporains. Renouvelant ainsi les processus de la commande culturelle, elle permet la réalisation concertée d’une œuvre commune ayant “valeur d’usage”.

    Claude Lévêque, Vie en chemin, 2007.

    Claude Lévêque, Vie en chemin, 2007. Association R32. Photo: D.R.

    Un protocole d’action (1) est proposé pour encourager les initiatives de la société civile, tout en amenant la création artistique à renouveler ses figures et ses missions d’intérêt général (2). Ce protocole repose sur la mise en relation de trois acteurs privilégiés : l’artiste, le citoyen commanditaire et le médiateur culturel, accompagnés des partenaires publics et privés réunis autour d’un projet. Issu du monde de l’art, le médiateur est la figure centrale du dispositif : il aide les Nouveaux Commanditaires à formuler leur demande, à mettre sur pied leur projet et à organiser le financement de l’œuvre avec d’autres partenaires, privés ou publics. L’initiative apparaît comme d’autant plus stimulante qu’il ne s’agit pas, par le mécénat, d’aider des artistes, mais d’accompagner des citoyens dans leur instauration d’une œuvre d’art en dialogue avec des artistes qui leur est donné de rencontrer et avec lesquels ils sont appelés à dialoguer et échanger.

    Distribuer la commande
    Une première innovation tient à l’orientation de la démarche, qui propose de partir de la “demande sociale” alors que le marché de l’art optait jusque là pour un fonctionnement avant tout adapté au principe de l’offre. La “réponse” peut alors elle-même prendre différents formats. L’artiste suisse John Armleder, invité par l’église et la confrérie des meilleurs charcutiers de France, a par exemple imaginé d’implanter son “atelier” sur le site de l’église Saint Eustache dans laquelle il réalisa une chapelle du souvenir (3). L’artiste Alain Bernardini, souhaitant amener les salariés de l’hôpital Paul Brousse à prendre une pause photographique, décida dans un premier temps et avec la complicité du directeur de l’hôpital d’agrafer son invitation aux fiches de paie des salariés, pour mieux inventer ensuite avec eux les modalités de création d’une image négociée (4). L’artiste Tadashi Kawamata imagina quant à lui de réaliser trois workshops en Bretagne, au cours desquels des étudiants d’écoles d’art ont pu être accueillis par les habitants de Saint Thélo pour former ensemble un “collectif de création” (5).

    Jean-Luc Moulène, Les pages images (extrait)

    Jean-Luc Moulène, Les pages images (extraits). Photo: D.R. / © Jean-Luc Moulène

    Faire œuvre commune
    Une deuxième innovation découle de la première. Comme l’œuvre n’existe pas a priori, il faut contribuer à sa genèse, ou comme le dit si bien Étienne Souriau, à son “instauration” (6). Car loin d’être préalablement et exclusivement “conçue” et réalisée dans l’esprit de l’artiste, seul au sein de son atelier, l’œuvre est davantage ici le produit d’une délibération collective. La circulation des œuvres et leurs transformations contextuelles (appropriation et participation) constituent une condition et un critère important de leur création (7). À l’image des Toiles que l’artiste Claude Rutault a disposées à l’attention du “public” de l’Antenne jeune Olympiades (8). À l’image également du déplacement de la valeur et de l’activité de création des maquettes-œuvres artisanales contre les objets réels manufacturés, dans le Grand Troc de Nicolas Floch conçu selon un esprit Do it yourself qui n’a rien a envier aux actuels FabLab (9).

    Ou encore les Pages Images, sorte de bottin de communion visuelle, réalisées par Jean Luc Moulène avec la complicité des habitants d’Excideuil et que ces derniers peuvent réemployer à leur guise (10). Chacune de ces opérations de transformation de l’œuvre fait l’objet de contrats, de modes d’emploi, de conventions d’usages établis entre l’artiste et les commanditaires. L’action Nouveaux Commanditaires bouscule ainsi les espaces de production-circulation de l’art, car il s’agit moins ici de l’intégration d’une œuvre dans un espace délimité que dans une “sphère publique”, un tissu de relations, un réseau d’activités. La finalité de l’œuvre, en l’occurrence, ne réside pas ici dans sa valeur d’échange. Inaliénable par définition, elle n’a de sens qu’avec les activités ou les projets liés à un territoire donné. Les œuvres ainsi produites et leurs parts immatérielles tirant leur “valeur d’usage” (11) au bénéfice de la collectivité.

    Nicolas Floch, El Gran Trueque, Chili, 2008.

    Nicolas Floch, El Gran Trueque, Chili, 2008. Photo : D.R.

    Le public à l’œuvre
    L’action des Nouveaux commanditaires transforme ainsi de part en part les modalités du travail artistique : un travail de création distribué (négocié, conflictuel) entre l’artiste et des commanditaires qui s’approprient l’œuvre. Ces projets amènent toutefois à distinguer différents publics : un public commanditaire, engagé et responsable, qui doit se porter garant du projet devant un public non participant et souvent non-initié, qui n’accède à l’œuvre qu’une fois achevée. La frontière entre l’action artistique et l’expression citoyenne s’en trouve largement redéfinie par l’implication plus fréquente des populations au centre des projets artistiques et culturels. La relation qui s’établit entre l’artiste et les commanditaires tableau constitue la plupart du temps un ‘pacte” ou un “accord de connivence”. À l’instar de l’implication de l’artiste Claude Levêque dans la conception du cahier des charges et tout au long de la réalisation d’un foyer d’accueil pour personnes en situation de précarité à Bordeaux (12). Ou à travers la réalisation d’entretiens et de photographies chez les habitants du quartier Montorgeuil impliqués par Jean-Luc Vilmouth dans la création du Café Reflet de l’espace Cerise à Paris (13).

    Sur le terrain de la participation des publics aux œuvres médiatiques et numériques, citons le théâtre optique du vidéaste Pierrick Sorin, créé en dialogue avec l’association alcopops qui mène une action préventive aux risques de l’alcool dans les établissements éducatifs. Non dénuée d’ironie, l’œuvre Binge Drinking est depuis présentée dans les sites étudiants (universités, grandes écoles). Elle a circulé dans toutes les régions de France grâce aux délégations régionales et départementales de l’A.N.P.A.A (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie), au Théâtre de la Cité internationale et dans le réseau Art+Université+Culture (programme Art campus), ainsi que dans différents centres d’art (14).

    Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets

    Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets, 46 rue Montorgueil, Paris. Photo: D.R.

    L’artiste Samuel Bianchini est, quant à lui, intervenu dans un haut lieu pourtant encore assez méconnu de la création d’images à destination des publics scolaires : la MGI, Maison du geste et de l’image; une dénomination évocatrice pour cet artiste qui a fait de l’interactivité et de l’invention de dispositifs visuels “praticables” par le public deux des principaux fers de lance de sa propre pratique de recherche-création (15). Sans oublier la “sculpture numérique” de l’artiste Xavier Veilhan qui à fait son apparition sur la place du Grand Marché de la ville de Tours en dialogue avec les habitants de la vielle ville et son association des commerçants qui souhaitaient renforcer l’identité de leur place. Objet de controverse, le Monstre de Tours trône aujourd’hui au centre de la place, devenu au fil du temps un symbole identitaire et un signe de ralliement pour les habitants du quartier (16).

    Le public devient ici un partenaire actif du processus de création artistique. L’action Nouveaux commanditaires réhabilite l’idée de contagion ou de transformation d’une “œuvre commune”, elle invite également à reconsidérer la notion de médiation culturelle, qui n’est plus ici transmission d’un contenu préexistant, mais au contraire, production du sens en fonction de la matérialité de l’œuvre, de l’espace et des circonstances de sa réception (17). L’action Nouveaux Commanditaires est par conséquent exemplaire lorsqu’elle parvient à supporter ce double enjeu de création et d’innovation artistique autant que de débat politique et citoyen.

    Jean-Paul Fourmentraux
    publié dans MCD #72, “Création numérique & lien social”, oct./déc. 2013

    Sociologue, Jean-Paul Fourmentraux est Maître de Conférences à l’Université de Lille 3, UFR Arts et Culture et laboratoire GERIICO, chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris (CRAL-CNRS). Ce texte est un écho à L’œuvre commune : affaires d’art et de citoyenneté, Jean-Paul Fourmentraux, La Lettre Volée, 2012 (préface de Paul Ardenne).

    (1) Pour une présentation synthétique du protocole d’action, voir : www.newpatrons.eu.

    (2) Une mission d’intérêt général désormais étendue à de nombreux domaines : patrimonial, social, médical, environnemental, etc.

    (3) Cf. John Armleder, 2000, La Chapelle du Souvenir, Église Saint-Eustache 1, rue Montmartre 75001, Médiation 3CA, Paris : www.newpatrons.eu/projects/150

    (4) Cf. Alain Bernardini, 2009, Monument d’images, Hôpital universitaire Paul-Brousse, 12 avenue Paul Vaillant Couturier 94804 Villejuif, Médiation 3CA, Val-de-Marne, www.newpatrons.eu/projects/189.

    (5) Cf. Tadashi Kawamata, 2004-2006, Mémoire en Demeure, Médiation Pierre Marsaa, Saint-Thélo, www.newpatrons.eu/projects/66

    (6) Cf. Umberto Eco, 1965. L’œuvre ouverte. Paris, Éditions Le Seuil ; Shusterman R., 1992, L’Art à l’état vif : La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Les Éditions de Minuit ; Étienne Souriau, 2009. Les différents modes d’existence (précédé d’une introduction “Le sphinx de l’œuvre” par Isabelle Stengers et Bruno Latour). Paris, PUF.

    (7) Cf. Paul Ardenne, 2004. Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion ; Claire Bishop, 2006b. Participation, London: Whitechapel and MIT Press, 2006.

    (8) Cf. Claude Rutault, 2007, C’est pratique d’avoir un titre, Antenne Jeunes Olympiades, Tour Anvers 32, rue du Javelot 75013, Médiation 3CA, PARIS, www.newpatrons.eu/projects/185. L’œuvre favorise le processus de création au détriment de la conservation d’un résultat obtenu. Elle se composée de 292 toiles offertes aux publics. L’espace de l’antenne devient alors un lieu d’emprunt de toiles à peindre à l’image d’une bibliothèque. À la restitution, l’emprunteur peut exposer sa peinture pendant quelque temps à l’antenne. Mais la toile sera par la suite repeinte de la même couleur que le mur et remise en circulation.

    (9) Cf. Nicolas Floc’h, 2008, El Gran Trueque, Médiation Eternal Network, Santiago du Chile, www.newpatrons.eu/projects/192.

    (10) Cf. Jean-Luc Moulène, 2000, Les pages images, Médiation Pierre Marsaa, Excideuil, Dordogne, www.newpatrons.eu/projects/41.

    (11) Cf. Jacques Rancière, J., 2008, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions. Avant lui, Michel de Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de “valeur d’usage”. Et parla, à ce propos, des “braconniers actifs” qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau, M., Giard, L., Mayol, P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

    (12) Cf. Claude Lévêque, 2007, Vie en chemin, Association R32, Médiation Pierre Marsaa, Bordeaux, www.newpatrons.eu/projects/70.

    (13) Cf. Jean-Luc Vilmouth, 2003, Café Reflets, 46 rue Montorgueil, Médiation 3CA, Paris, www.newpatrons.eu/projects/261

    (14) Cf. Pierrick Sorin, 2012, Binge Drinking, Université Lille 3, Médiation Art Connexions, Lille, www.newpatrons.eu/news/46

    (15) Cf. Samuel Bianchini, 2012, Distances, MGI, Maison du Geste et de l’image, Médiation 3CA, Paris : www.nouveauxcommanditaires.eu

    (16) Cf. Xavier Veilhan, 2004, Le Monstre, Place du Grand Marché, Méditation Eternal network, Tours, www.newpatrons.eu/projects/63

    (17) Cf. Antoine Hennion, 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation. Paris, Métailié ; Joëlle Zask, 2003, Art et démocratie. Les peuples de l’art, Paris, PUF ; Jacques Rancière, 2000. Le Partage Du Sensible, Esthétique Et Politique, Paris, La Fabrique Éditions ; Jacques Rancière, 2008. Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions ; Christian Ruby, 2006. L’âge du public et du spectateur, Bruxelles, La Lettre Volée.

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