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    La Fruitière Numérique

    On a monté une “entreprise” départementale de visières en quatre jours !

    Le Vaucluse, plus petit département de la région PACA, a démontré durant la crise de la Covid-19 qu’il regorgeait de makers à l’agilité surprenante. Bien épaulés par la préfecture, ils ont su produire près de 13 000 visières de protection (plus de 20 000 si l’on compte les initiatives individuelles). Rencontre avec Corentin Tavernier, à l’origine de cette chaîne de production avec Maguelone Merat, forgeuse numérique à La Fruitière Numérique à Lourmarin.

    Deltalab, le fablab de Grillon, participe à la production de visières pour le personnel de santé des établissements du Vaucluse. Le modèle de visière a été élaboré par la Fruitière numérique, le fablab de Lourmarin, et adapté par Deltalab en fonction des matières premières reçues. Photo: D.R.

    Ils ont 29 et 35 ans, sont animés du même esprit maker par fonction et/ou par passion, travaillent à une cinquantaine de kilomètres l’un de l’autre, mais ne se connaissaient pas jusqu’à la malheureuse période de crise de la Covid-19. Pourtant, ils sont l’un des soixante visages vauclusiens d’un même dynamisme à avoir massivement participé à la lutte contre l’épidémie en produisant des visières de protection sanitaire. Pendant que Maguelone Merat à La Fruitière Numérique de Lourmarin (village provençal à 40 kilomètres d’Aix en Provence) produisait et assemblait les visières, Corentin Tavernier, maker individuel et fondateur de La Bricothèque à Pernes-les-Fontaines (à 25 kilomètres d’Avignon), se démenait pour le bon fonctionnement d’une impressionnante chaîne logistique soutenue par la préfecture départementale. Grâce à elle et l’appui d’autres acteurs, ils peuvent aujourd’hui se satisfaire d’avoir fourni 13 000 unités aux personnels dans le besoin. Toujours à distance, dans l’attente d’un évènement qui réunirait ces makers vauclusiens, ils ont rouvert pour Makery la boîte de pandore « Makers vs Covid 84 ».

    Comment ont débuté vos engagements respectifs dans la lutte contre la pandémie de la Covid-19 ?

    Maguelone Merat (MM) : À la Fruitière, une fois le confinement acté, nous sommes rentrés chez nous avec notre ordinateur et c’est de là que nous avons pu observer que les besoins en équipements sanitaires se faisaient de plus en plus pressants. En local, cela s’est traduit par de premières demandes de la part des hôpitaux de Pertuis, Aix-en-Provence et Marseille. Alors à la fin du mois de mars avec le fab manager Georges Bonicci, nous avons fouillé sur internet pour voir comment nous pouvions contribuer à certaines productions. Début du mois d’avril, notre engagement s’est ensuite fait en deux temps. D’abord j’ai créé moi-même un fichier pour une production de bandes flexibles qui servent de support à la plaque de rhodoïd, à partir d’un stock d’acrylique qu’on avait sous la main. On produisait alors 10 visières toutes les quinze minutes. Puis, n’ayant pas beaucoup de stock de matières, nous avons ensuite poursuivi avec du Priplak. Je découpais ces bandes à la découpe laser CO2 (environ 300 chaque matin) et ensuite nous faisions l’assemblage. Dans les deux cas, nos modèles ont été validés par l’Agence Régionale de Santé.

    Corentin Tavernier (CT) : Mes deux projets de départ, c’était me reposer et profiter de ma famille, en tant que jeune papa. Étant marqueteur professionnel, j’avais toutefois pris chez moi du matériel pour poursuivre mon activité, c’est-à-dire une imprimante 3D et une fraiseuse numérique. Comme Maguelone, je voyais à la TV l’aggravation de la situation. À partir d’un prototype en polypropylène que j’avais fait moi-même, je me suis rapproché du groupe national « Makers contre le Covid » et je leur ai proposé de produire des masques. Ils m’ont répondu que c’était trop contraignant et qu’il valait mieux se tourner vers des visières. Je me suis donc engagé sur dix premiers jours de production seul de mon côté.

    Corentin, comment votre initiative individuelle bascule-t-elle vers une chaîne de production départementale ?

    CT : Au bout de dix jours, je me suis retrouvé avec un premier stock de visières que je ne pouvais pas livrer. Je me suis mis en contact avec d’autres personnes sur Facebook, pour créer le groupe « Makers contre le Covid 84 », où nous nous sommes retrouvés à une dizaine de makers individuels. Puis, j’ai décidé d’activer le réseau en sollicitant une connaissance, Adrien Morenas, député de la troisième circonscription du Vaucluse. Il a tout de suite été très intéressé pour nous aider dans la distribution, je pense que c’était le livreur le mieux payé de France (rires). Mais, il a lui aussi très vite réalisé qu’il fallait créer quelque chose de plus performant et a contacté Bertrand Gaume le préfet du Vaucluse.

    La Fruitière Numérique (84) mobilisée sur la fabrication de visières pendant le confinement. Photo: © La Fruitière Numérique.

    C’est donc grâce à cet effet boule de neige que votre chaîne de production a été si bien « huilée ». Pouvez-vous nous la décrire en détail ?

    CT : Il y a eu en réalité plusieurs acteurs déterminants. Via la préfecture, nous avons eu l’avantage d’être encadrés par l’état et d’une certaine manière « protégés ». La CCI du Vaucluse, Vaucluse Provence Attractivité et l’UIMM se sont également engagés d’un point de vue financier, notamment dans l’achat de 95 kilos de bobines de PLA ou encore des élastiques. La préfecture nous a fourni du film transparent, l’ensemble des acteurs nous a donc beaucoup aidé pour l’équipement. Je pense également à l’entreprise Laser-System de Carpentras qui vend des machines de découpe laser et qui a pu mobiliser un très gros parc de machines. Mais la préfecture du Vaucluse a été un appui essentiel, parce qu’elle nous a dédié une équipe complète. Elle s’est très vite chargée de recenser les besoins avec l’Agence Régionale de Santé par exemple, de collecter l’ensemble de nos productions qu’elle centralisait dans un bâtiment à Avignon. Par ailleurs seize de ses chauffeurs étaient chargés de récupérer les productions directement auprès des makers ou des sous-préfectures et de les acheminer vers un entrepôt central à Avignon. C’est de là que toutes les visières partaient en fonction de l’urgence des besoins.

    C’est dans ce cadre Maguelone que Corentin vous a sollicité, pouvez-vous nous décrire votre action en local ?

    MM : Corentin nous a effectivement contactés au début du mois d’avril et on s’est mis en marche avec toute cette équipe institutionnelle. Ils nous ont aidés pour la matière première et un chauffeur passait pour récupérer nos productions. Corentin nous avait également fait distribuer des stocks de Priplack qui avait l’avantage d’être résistant, souple et léger. Dès lors, nous faisions de la découpe-laser le matin et l’après-midi Pauline Metton la directrice de la Fruitière, Georges et des élus du village, nous aidaient pour le montage. En trois semaines on a transmis 2200 visières à la préfecture.

    CT : Bien entendu de mon côté, je ne gérais pas tout tout seul. J’avais avec moi Arnaud Lafage, un autre maker individuel qui était mon « bras droit ». Il était quant à lui chargé de prendre contact avec les makers, de les comptabiliser, de centraliser l’information. Il a œuvré notamment à la validation de nos trois modèles par l’ARS ; c’est-à-dire deux en impression 3D (un modèle Europe issu des modèles Prusa et un deuxième à clips qui venait de la communauté des makers) et le troisième celui de Maguelone. En bout de chaîne, Arnaud était à Avignon pour contrôler une dernière fois l’ensemble des visières avant qu’elles ne partent en distribution.

    Bien sûr votre production ne se résume pas à la partie organisationnelle, mais a mobilisé un certain nombre d’acteurs clés, en premiers lieux les makers comme Maguelone et la Fruitière, mais aussi de nombreux acteurs de l’écosystème. Qui sont-ils ?

    CT : Il faut bien sûr citer les makers dont Maguelone et moi-même faisons partie. Sur la page principale « Makers vs Covid 84 », il y avait 200 personnes, dont 60 makers. Ce nombre nous a d’ailleurs conduits à diviser la page en deux groupes : un groupe « préfecture » qui respectait le fonctionnement et bénéficiait d’un approvisionnement en matière et un groupe « maker libre » qui pouvaient diffuser comme ils le souhaitaient. Des fablabs ont été très actifs, je pense entre autres à La Fruitière ou à Delta Lab à Grillon, mais nous observions surtout le dynamisme de makers individuels.

    MM : Nous n’avons pas évolué en vase clos. Nous étions en contact avec d’autres fablabs et entreprises, avec lesquels nous échangions nos fichiers. D’ailleurs nos supports de visières ont été conçus avec l’aide du fablab belge Fab-C à Charleroi. La commune de Lourmarin a été active sur le montage de visières, celle de Vaugines nous a fait des dons pour la matière première et on a fait un grand appel aux dons sur les feuilles transparentes. Comme nous avions aussi un certain nombre de demandes en direct des hôpitaux et de quelques particuliers comme les commerçants, nous étions au plus près des acteurs de notre territoire.

    Visière produite dans le 84. Photo: © La Fruitière Numérique.

    Concrètement, cette organisation a contribué à quels résultats ?

     

    MM : Sur toute la période, nous avons produit 2950 visières à La Fruitière Numérique.

    CT : Au plus fort de la période, on recensait 100 à 200 demandes de visières par jours. Au total, pour les makers du Vaucluse on a recensé 20 000 visières produites, dont 13 500 par le « canal » de la préfecture. On a aussi observé l’investissement du groupe « Makers contre le Covid » dans les autres groupes départementaux de la région PACA. Dans les Hautes-Alpes ils ont produit près de 4000 visières et près de 1000 dans les Alpes-Maritimes, selon les derniers chiffres actualisés, il y en a donc certainement plus.

    Quels regards portez-vous respectivement sur l’action de l’un et l’autre ?

    MM : Quentin est une super rencontre, surtout quand on sait l’effort de coordination qu’il a entrepris. Par ailleurs, par son passé à La Bricothèque et son métier, il m’a inspiré d’intégrer un peu plus d’artisanat dans la Fruitière. Je crois que cet évènement nous apportera dans nos efforts de coordination, de mise en réseau. Au plus fort de l’urgence, il nous a boosté pour produire le plus possible.

    CT : La Fruitière à l’image du Delta Lab était à fond dans le projet. Et à l’image de Maguelone, j’ai tout de suite senti un vrai esprit maker. Sans faire offense à d’autres, ils n’étaient pas ou moins « enquiquinés » par des soucis financiers, alors ils ont pu s’investir pleinement, ce qui a peut-être démontré une disproportion entre les fablabs au sein de notre territoire.

    Toutefois, chacun à votre échelle, vous avez rencontré un certain nombre de défis et de difficultés, lesquelles ?

    CT : De mon côté, le plus gros défi c’était la communication. Avec Arnaud, nous devions faire le lien entre un discours officiel et les makers. Le langage n’était pas forcément le même, donc le système était plus complexe, mais aussi plus protecteur. C’est dans ce cadre que l’on a également dû fixer certaines limites. Certains fablabs ne pouvaient ou ne voulaient engager aucune dépense, alors qu’on savait bien que tout le monde allait devoir s’investir. D’autres souhaitaient mettre en place des collectes de fonds, mais c’était impossible, car on aurait flirté avec l’illégal…

    MM : Je suis d’accord, la communication a été le plus difficile. Pour l’anecdote, je me souviens d’une usagère mécontente qu’on ne lui donne pas une visière avec la languette rose (rires). Je me souviens également de réunions en visio, où en fonction des acteurs présents, on percevait bien certaines « guéguerres » politiques.

    Comment se sont interrompues vos actions et quels changements percevez-vous depuis ?

    CT : Nous avons tout arrêté deux semaines après le confinement, parce qu’il n’y avait plus vraiment de demande et tout le monde reprenait le travail. Je crois que nous mesurons l’impact de l’action des makers à l’engouement que cela suscite. Le prix d’une bobine de fil est passé de 18 à 25 euros, celui d’une imprimante 3D Under 3 de 165 à 250 euros et certains matériaux ont été en pénurie. Je crois que ce sont les signes d’une vraie dynamique.

    MM : Nous avons arrêté mi-mai, parce que nous étions calés sur le planning de l’ARS. Au moment du déconfinement des particuliers nous ont quand même demandé des visières parce qu’ils croyaient que ça remplaçait le masque. On a alors choisi de la tarifer à un prix bas de 5 euros pour amortir un peu nos frais, mais comme nous ne voulions pas en faire un business et que les réglementations de l’état devenaient strictes en lien avec les normes AFNOR, on a préféré arrêter. Ce qui commence à changer c’est la vision qu’a la population de notre structure. Avant ça ils nous considéraient comme un service public, sauf que nous avons le statut de SPL c’est-à-dire qu’on fonctionne sur du droit privé, qu’on reçoit des aides de délégation de service public, mais nous ne sommes pas subventionnés nous sommes autonomes. On a un besoin de rentabilité, nous ne sommes pas un service de la mairie. Ça a joué en notre faveur, parce que les gens en s’intéressant plus à ce qu’on fait, semblent l’avoir compris.

    Remerciements de soignantes. Photo: © La Fruitière Numérique.

    Quels sont les points positifs que vous dégagez de cette action à moyen et long terme ?

    MM : Notre image a évolué. Pour bon nombre de personnes un tiers-lieux c’est quelque chose de flou. Or, dans cette période nous avons montré que nous étions réactifs à partir du bricolage. En parallèle, cette période nous a permis de poser certaines de nos réflexions. Dans l’année nous sommes toujours à flux tendu et là nous avons pu réfléchir sur le sens que nous voulions donner à l’avenir à notre structure.

    CT : C’est fou, mais nous avons presque monté une entreprise départementale en quatre jours ! Cela s’est fait parce qu’on avait des compétences communes et que les makers fonctionnent selon des mouvements horizontaux. Mais la vitesse a été spectaculaire. Nous étions une ferme décentralisée avec 60 personnes et des imprimantes 3D. De cette façon, on a appris que dans notre département, le réseau se structure très vite en chaîne de production.

    Maguelone, que constatez-vous depuis la réouverture de la Fruitière Numérique ?

    MM : L’activité redémarre progressivement. On a beaucoup de nouveaux co-workers, car beaucoup de gens étaient venus se confiner dans le Sud et restent en télétravail jusqu’à septembre, du coup ils cherchent un endroit pour travailler. Sur la partie lab, nous avons beaucoup de demandes sur des petits projets. On cherche aussi à s’adapter, car nous ne pouvons pas recevoir beaucoup de monde, alors des gens viennent faire des tournages chez nous, qu’ils rediffusent ensuite en streaming. Tout ça est rassurant, car cela montre que les gens ne sont pas bloqués et qu’on va pouvoir continuer d’exister.

    Quel est l’avenir de votre réseau ?

    CT : D’abord, nous n’avons pas fermé le groupe Facebook, au cas où… (sourire)

    MM : Tout le monde est en phase de transition, donc le réseau est actuellement calme. On va faire un évènement pour tous se rencontrer et peut-être qu’il se poursuivra autour de nouveaux projets.

    Cédric Cabanel
    publié en partenariat avec Makery.info

    Le groupe Facebook « Makers contre le Covid 84 ».

    La Fruitière Numérique et La Bricothèque.

    Petite histoire de La Fruitière Numérique et de La Bricothèque

    La Fruitière Numérique et La Bricothèque sont deux des nombreux tiers-lieux présents en région PACA et dans le département du Vaucluse. La première fondée en 2014 doit son nom à son passé de coopérative agricole. « Historiquement, ce lieu est une ancienne coopérative agricole fruitière, qui tenait une importance majeure dans le village, puisque bon nombre d’habitants y avaient déjà travaillé.

    En 2011, le bâtiment a été racheté par la commune parce que la mairie ne voulait pas le laisser aux mains des promoteurs immobiliers » raconte Pauline Metton. Alors, selon la volonté du maire de l’époque Blaise Diagne, qui voulait désaisonnaliser Lourmarin, est née en 2015 la Fruitière Numérique, devenue SPL en 2016. Elle oriente ses activités en plusieurs parties ; la partie fablab, la partie Espace Public Numérique (EPN), la mise à disposition de résidence d’artistes, des activités d’exposition scientifiques ou artistiques, l’organisation de séminaires dans l’espace multifonctionnel de diffusion numérique et enfin un espace de coworking rattaché à l’EPN.

    Quant à La Bricothèque, le fablab est né en 2019 à Pernes-les-Fontaines, ville de métiers d’art depuis 1999, statut qui se traduit par un vrai investissement de la municipalité en leur faveur. Une grande vingtaine d’artisans travaillent donc dans la ville dont certains permettent à certains métiers rares de survivre. « Nous avons créé le fablab pour regrouper les compétences présentes en local, il a donc une orientation sur l’artisanat d’art » raconte Corentin Tavernier un des initiateurs du fablab, depuis, un peu plus éloigné du lieu.

    L’apparition de La Bricothèque comme d’autres fablabs montre la fertilité du Vaucluse en termes de tiers-lieux. Mais ces dernières années on a pu observer (se reporter au travail de thèse de l’auteur de cet article qui consacre un large chapitre sur les fablabs de la région, NDLR) une forte dynamique de création comme de disparition de structures, ce qui souligne aussi leurs fragilités.

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