Les aventures musicales de l’afrofuturisme
L’afrofuturisme est une bannière qui réunit plusieurs courants musicaux. Jazz, funk, afrobeat, hip-hop, rap, breakbeat, electro, techno… Soit les multiples facettes de la “musique black” moderne, même si ce terme est beaucoup trop réducteur. L’afrofuturisme n’est pas une musique noire, mais une musique du futur faite avec des machines par des musiciens noirs.
En fait, l’afrofuturisme déborde largement ce cadre musical. C’est un ensemble culturel, urbain et pluridisciplinaire, qui fait appel autant à la mythologie qu’à la bande dessinée, à la philosophie qu’à l’informatique, à la science-fiction qu’aux diasporas africaines, à la vidéo qu’aux fictions spéculatives… L’édition 2022 du Carnegie Hall’s citywide festival à New York rendait compte de cette effervescence.
Le Britannique d’origine ghanéenne Kodwo Eshun, journaliste, cinéaste et enseignant, a écrit un ouvrage de référence sur l’afrofuturisme, Plus brillant que le soleil : aventures en fiction sonore. Paru en 1998, ce livre vient enfin d’être traduit en français pour le compte des Éditions de la Philharmonie. La tâche fut ardue tant le style, heurté, s’apparente à un jeu d’écriture expérimentale où un flow de mots s’entrechoquent. Chose rare, à la mesure de la difficulté du texte, c’est la traductrice Claire Martinet qui en signe la préface.
Avec ses néologismes liés, si ce n’est rythmés, par une syntaxe disloquée, la lecture de ce livre s’apparente à un mix truffé de breakbeats et de samples. Il en reprend les codes. Kodwo Eshun truffe également son récit de références à Virilio, Baudrillard, Canguilhem, Deleuze, Foucault, Mumford, Nietzsche, Reich, Sartre… sans oublier Burroughs, Arthaud, W.E.B. Du Bois, Fanon, Paul Gilroy, Donna Haraway, Mark Dery et, pour la science-fiction, Ballard, Clarke, Delany, Dick, Gibson, Haldeman, Sterling…
Bien vite, donc, en entamant la lecture de cet ouvrage, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une simple narration, pas de l’histoire linéaire d’un genre musical, mais le récit du mouvement (au sens mécanique) d’une “musique machine”, d’une “musique alien”. Une Futurythmachine. Presque une mythologie du futur donc, dont les bardes s’appellent Sun Ra, Coltrane, Miles Davis, Herbie Hancock, Parliament, Public Ennemy, Dr. Octagon, Tricky, Scientist, Lee Perry, Underground Resistance, Phuture, Ultramagnetic MC’s, Goldie, 4 Hero… Au fil des pages, on a l’impression de réécouter en accéléré la bande-son des 40 dernières années : jazz “fission”, dub, hip-hop, techno, drum-n-bass…
De fait, l’afrofuturisme est avant tout une musique qui allie technique et informatique. Une musique “futuriste”, car c’est une musique de rupture, pétrie d’accidents, de scratchs, d’électroniques, d’échos, de mixes, de samples, etc. Les platines et tables de mixage formant une “terre neuve”, selon l’expression de Lee Perry. Les sampleurs et logiciels de séquençage dessinant une “constellation de systèmes” dans laquelle navigue le producteur. L’afrofuturisme est une musique de contre-coup qui se déploie au fil de perturbations sonores… Et les phases de ce discontinum sont autant de chapitres du livre : afrodélie, skratchadélie, sampladélie, psychédélie, octophrénie, mixadélie…
Ainsi, avec le dub nous rentrons dans un monde d’échos. Et au premier écho, l’écoute doit changer complètement. Il faut que l’oreille se lance à la poursuite du son. […] Impossible de rattraper la pulsation, les traînes sonores qui prennent un virage et s’évanouissent au bout d’un couloir. De King Tubby à Basic Channel, la cymbale est toujours hors de portée, toujours sur le point de basculer aux confins de la perception. Là où devrait se trouver le rythme, il y a de l’espace, et vice versa.
Outre l’écho d’autres perturbations, comme la distorsion, font aussi basculer la musique dans une autre dimension. La musique du futur est agravitaire, transcendante, en parfaite conjonction avec la désincarnation numérique en ligne. Les machines, du sampleur au vocodeur, ont bien changé la nature de la musique, réalisant le souhait d’Edgar Varèse cité par Kodwo Eshun : j’ai besoin d’un moyen d’expression entièrement nouveau, une machine à produire des sons (non pas à reproduire des sons).
En bonus, on découvre un entretien qui s’impose comme une véritable explication de texte. Remisant son langage cryptographique, Kodwo Eshun confirme en termes simples l’objectif de son livre : renverser les récits traditionnels sur la Musique noire. Et en révèle les éléments clés : McLuhan et Ballard. Concernant la notion d’afrofuturisme, il rappelle que c’est Mark Dery (l’auteur de Vitesse virtuelle : la cyberculture aujourd’hui) qui en est à l’origine. Mais c’est le journaliste Mark Sinker qui a creusé le sujet, à la suite de l’écrivain et musicien afro-américain Greg Tate qui s’intéressait à la science-fiction noire et à la musique black.
Plus brillant que le soleil est donc une analyse des visions du futur dans la musique, de Sun Ra à 4 Hero. L’un des fils rouges est la science du breakbeat. Dans ce grand bouleversement sonore, la sampladélie ouvre un continuum entre le son visuel et le son audio. Kodwo Eshun observe par ailleurs que les films d’action occupent la même strate que la skratchadélie. Ce sont les mêmes vélocités, les mêmes vecteurs, les mêmes sons. L’afrofuturisme est-il postmoderne ? La réponse de Kodwo Eshun est cinglante : Le postmodernisme ne veut rien dire en musique. Ça ne veut rien dire du tout. Ça ne veut plus rien dire depuis 1968 au moins, quand les premières versions ont commencé à sortir de Jamaïque…
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Kodwo Eshun, Plus brillant que le soleil : aventures en fiction sonore (Éditions de la Philharmonie / collection La rue musicale, 2023)
Infos > https://philharmoniedeparis.fr