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    Domenico Quaranta

    critique d’art et commissaire d’expositions

    Domenico Quaranta est un critique d’art et commissaire d’expositions spécialisé dans les nouveaux médias. Il écrit régulièrement pour Flash Art et est notamment l’auteur de l’ouvrage Media, New Media, Postmedia. Vivant et travaillant en Italie, il enseigne le Net Art à l’Accademia di Brera de Milan.

    Domenico Quaranta. Photo: © Rinaldo Capra.

    Qu’il s’agisse de l’émergence d’une œuvre ou d’une exposition, d’un livre ou d’un centre d’art, quel est selon vous l’événement historique le plus marquant quant à l’émergence du numérique dans l’art ?
    Je ne pense pas que cette émergence se soit réellement produite de manière autonome. Il est fort probable que chacun des événements historiques qui ont eu lieu ait accompli quelque chose en son sens et quelque chose à son encontre. Le ZKM organise de très bonnes expositions et sa collection présente aussi bien de l’art des médias que de l’art contemporain. S’agissant d’un livre, peut-être que sur le long terme je choisirais Art and Electronic Media d’Edward A. Shanken, publié par Phaidon. Ce livre est assez intelligent, car il n’aborde pas l’art des nouveaux médias comme un domaine séparé, mais il tente de rendre compte de l’utilisation des nouvelles technologies présentes dans le monde de l’art contemporain et le monde de l’art des nouveaux médias, à la fois en tant qu’outil et domaine de recherche. On y trouve Mario Merz et d’autres artistes qui abordent le travail sur la technologie de manière différente. De plus, grâce à sa maison d’édition, Phaidon, l’ouvrage a davantage de chances d’avoir un impact sur les séparations entre les médias.

    L’art vidéo est une tendance du passé depuis que le médium vidéo est très largement admis dans les expositions d’art contemporain. N’est-ce pas ce qui est en train de se passer en ce qui concerne le numérique ?
    Pour moi, l’art des nouveaux médias ou l’art numérique fait déjà partie du passé. Parfois, on continue à utiliser ces termes parce que c’est utile, mais c’est aussi dangereux pour les artistes. Considérant l’exposition d’Evan Roth à la galerie XPO, on y trouve des œuvres numériques, des œuvres des nouveaux médias, mais beaucoup d’entre elles sont en réalité totalement analogiques. Je pense que de nombreux artistes aiment vraiment faire de l’art sans que celui-ci soit défini par son support, ils veulent pouvoir se mouvoir entre différents médias et être libres d’utiliser tout type de support en fonction de leurs envies.

    Domenico Quaranta, Beyond New Media Art, Link Editions, 2013. Photo: D.R.

    Souvent, les œuvres médiatiques pénètrent les institutions muséales au travers des départements Design, comme c’est le cas au MoMA grâce à la présence de Paola Antonelli. Que pensez-vous de cette stratégie de la “porte de derrière” ?
    Je lisais une interview de Paola Antonelli hier dans le train, sur l’intégration des jeux vidéo dans la collection du MoMA. Au moment où c’est arrivé, j’ai également songé qu’il ne s’agissait pas d’une reconnaissance du jeu vidéo en tant qu’art contemporain, car tout passait par le département Design. Mais dans l’interview, elle a dit quelque chose de pertinent à ce sujet. En substance, elle a dit que dans des musées comme le MoMA, on est tenu de faire des distinctions entre les différents domaines et d’avoir des conservateurs pour chaque domaine. Si ça n’était pas le cas, il serait difficile de les gérer. L’essentiel, toutefois, est que les choses parviennent à rentrer dans la collection. Lorsqu’elles font partie de la collection du musée, peu importe qu’il s’agisse de la section design, photographie ou médias. Je pense que c’est une bonne chose, même si ça ne révèle pas grand-chose sur l’art lui-même.

    N’y aurait-il pas essentiellement deux tendances concernant l’usage des nouveaux médias dans l’art, l’une s’inscrivant dans la continuité de l’histoire de l’art, et l’autre étant davantage sociale ou sociétale ?
    C’est, en fait, l’une des raisons pour lesquelles il me semble que l’étiquette “d’art des médias” ne rime plus à rien. Nous regroupons des éléments pour la simple raison qu’ils dépendent de l’utilisation d’ordinateurs, mais en réalité la manière dont l’ordinateur est entré dans le monde de l’art en tant que support, de nos jours, s’est tellement diversifiée et propagée qu’on l’utilise quasiment pour tout. Il est donc tout à fait naturel, à mon sens, que les artistes abordent les médias numériques et les nouveaux médias de manière absolument singulière. Certains effectuent une recherche sur le médium, d’autres l’utilisent simplement comme un outil, en parlent, ou en font leur sujet, mais parfois ils opèrent ainsi sans pour autant l’utiliser comme support. Ainsi, en un sens, toute tendance de l’art contemporain peut faire naître une application et un développement des nouveaux médias.

    Evan Roth, blimp-on-deepskyblue.com, 2013. Photo: D.R. / Courtesy XPO Gallery, Paris, collection of Hampus Lindwall.

    Nous sommes tous des utilisateurs d’outils et de services numériques. Mais n’est-ce pas, de manière générale, le détournement de ces mêmes technologies et médias qui fait œuvre ?
    Il est certain que beaucoup de gens ont opté pour cette approche. Elle me semble intéressante, car elle génère une critique et une prise de conscience autour des éléments qui entrent directement dans nos vies, sans que nous y pensions, sans phase adaptation. Quand les smartphones sont arrivés sur le marché et que tout le monde a commencé à les acheter, nous n’envisagions probablement pas l’impact considérable que cela allait avoir sur nos vies. Il s’est agi d’une révolution absolue par rapport à l’utilisateur à l’ordinateur et la disponibilité d’Internet une décennie auparavant. À présent que nous avons accès à Internet à tout moment, en tout lieu, etc., cela modifie radicalement notre vie sociale, notre économie et ce qui en découle. Si les artistes abordent ce dialogue avec les nouvelles technologies en ayant une approche critique, c’est aussi parce qu’ils veulent nous rendre plus conscients de l’environnement dans lequel nous évoluons.

    La thèse que vous rédigez en 2008/2009 s’intitule La guerre des Mondes en référence aux rapports entre l’art des nouveaux médias et l’art contemporain. Cinq ans plus tard, sommes-nous toujours en guerre ?
    Je perçois encore beaucoup de conflits, pas nécessairement entre ces deux communautés prises dans leur ensemble, mais entre des opinions et des points de vue divergents. Ainsi, quand vous envisagez d’inviter des artistes représentés par une galerie à votre foire et que vous éprouvez des difficultés à les y intégrer parce qu’ils travaillent avec une galerie sur laquelle vous faites l’impasse, il y a une petite friction, car vous ne jouez pas selon les règles du monde de l’art contemporain.

    Petra Cortright, winterlakecomentbounds_ber_nopolesCS5lol2[1], 2012, Photo: D.R. / Steve Turner Gallery, Los Angeles, collection of Hampus Lindwall.

    L’Internet, qui a modifié nos modes de consommation, ne serait-il pas aussi de nature à changer radicalement notre rapport à l’art, l’œuvre, sa rareté ?
    L’une des choses qui affectent le plus notre relation avec l’art, c’est le fait que nous soyons habitués à la documentation, à voir l’art à travers une documentation plutôt que par l’expérience tangible de l’art. Il se peut que nous visitions le même nombre d’expositions que nous le faisions avant Internet, mais notre expérience de l’art par le biais d’une médiation a explosé. Avant, on ne faisait que consulter des livres et des magazines, mais à présent, 90% de notre expérience de l’art passe par Internet.

    L’émergence d’artistes de la génération que l’on qualifie de “post Internet”, comme Petra Cortright au sein de grands événements d’art contemporain, n’est-il pas le signe de l’acceptation du numérique dans l’art ?
    Petra est un bon exemple d’artiste qui utilise Internet à la fois comme outil et comme support de ses œuvres, mais en même temps, d’un point de vue technique, la plupart de son travail est, comment dire… très simple… Il s’agit d’une évolution de l’art vidéo dans un contexte d’art qui utilise Internet comme vecteur d’art vidéo. Le fait que Petra Cortright réussisse ne signifie pas que l’art des nouveaux médias sera accepté dans le monde de l’art parce qu’elle y est acceptée. Cela s’applique également, dans une certaine mesure, à d’autres artistes qui savent parfaitement jouer le jeu de l’art contemporain. En règle générale, lorsqu’ils réussissent, ils opèrent au sein de l’art contemporain et non dans l’art des nouveaux médias.

    Peut-on se passer du marché si l’on souhaite extraire les pratiques artistiques numériques des réseaux associatifs aux événements éphémères ?

    Je ne pense pas que cette communauté des nouveaux médias constituée d’associations et d’organismes à but non lucratif doive disparaître, car elle est capable de générer de l’expérimentation et des éléments qui ne seront pas acceptés par le marché de l’art. L’une des raisons pour lesquelles je n’aime pas traiter l’art des nouveaux médias dans son ensemble, c’est que je pense que ce terme, cette définition est encore très liée à des choses relevant de la recherche sur le médium, qui porte, notamment, sur l’utilisation des technologies de pointe. Lorsque vous faites de l’art avec un téléphone, un ordinateur ou Internet, vous opérez dans un domaine radicalement différent, un monde différent. Mais les technologies de pointe sont toujours présentes, il existe encore de nombreuses technologies et de nombreux outils auxquels les artistes ne peuvent accéder sans entrer dans un laboratoire ou le département de recherche d’une université. Il est important que cela continue d’exister, car cet aspect pousse l’expérimentation sur des éléments que le monde et le marché de l’art ne sont pas prêts à intégrer.

    Si vous n’aviez qu’une œuvre à présenter qui représente selon vous la synthèse de l’art des nouveaux médias, laquelle choisiriez-vous ?
    Je choisirais Jodi, jodi.org comme un tout, leur corpus. L’exposition regrouperait l’intégralité de ce qui a été montré sur jodi.org au cours des vingt dernières années. La raison, bien sûr, est que Jodi est apparu à ce moment charnière dans l’histoire de l’art des nouveaux médias, où les technologies de consommation ont émergé et ont permis aux artistes de faire un travail différent de ce qui avait été accompli au cours des décennies précédentes, entre les années 60 et 80. Si l’on traite de la relation entre les deux communautés et de la présence de l’art des nouveaux médias dans le monde de l’art et sur le marché de l’art, c’est aussi parce qu’à un moment donné, dans les années 90, il est devenu possible de travailler avec les nouvelles technologies de manière radicalement différente de ce qui était envisageable, par exemple, dans les années 80. En ce sens, je pense que Jodi est exemple représentatif de ce phénomène.

    Dominique Moulon
    publié dans MCD #80, “Panorama”, déc. 2015 / fév. 2016

    > http://domenicoquaranta.com

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