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    L’œil volant

    Messager de l’homme depuis l’Antiquité, grâce à sa surprenante faculté à retrouver son nid, le pigeon-voyageur, l’un des plus anciens moyens de communication, est aussi considéré comme le prédécesseur des drones. Bref survol du siècle, des pigeons-photographes de Neubronner aux pigeons-caméras de Léa Le Bricomte.

    DRONE de Léa Le Bricomte. Les pigeons de surveillance, équipés de minicaméras fixées à un harnais, filment l’agglomération de Calais. Photo : © Léa Le Bricomte, 2014.

    “Going home”. Le message s’affiche sur l’écran de contrôle du drone DJI Phantom. Il apparaît lorsque la communication est rompue entre la machine et l’émetteur. Le drone est alors censé retourner automatiquement à son point d’envol. Alors qu’on scrute inquiet le ciel pour localiser l’engin perdu de vue, on se remémore la mésaventure en 2008 de ce drone irlandais en mission de surveillance au-dessus du Tchad, qui a perdu son lien avec le pilote et aurait automatiquement enclenché son parcours vers sa “maison” (1). Au lieu de rejoindre sa base africaine, il se serait dirigé — faute d’avoir été reprogrammé — vers sa base militaire d’origine en Irlande avant de se crasher dans le désert du Sahara après avoir brûlé tout son carburant.

    On songe au pigeon voyageur et à son aptitude naturelle à retrouver le chemin de son gîte même lâché à des kilomètres de là, d’un endroit inconnu. Ce n’est pas là son seul lien avec les véhicules aériens sans pilote. Des scientifiques de Harvard (2) s’intéressent de près aux volatiles et à leur capacité à manœuvrer dans des espaces étroits pour améliorer leurs robots volants en milieu urbain. Les militaires eux aussi font la connexion, nommant leurs oiseaux électroniques Global Hawk (faucon), Raven (corbeau), Heron (héron) ScanEagle (aigle), Skylark (alouette) ou Hummingbird (colibri), selon leur taille et capacité (3).

    Mais le rapport entre pigeon et drone dépasse la simple métaphore, comme le suggère l’artiste espagnole Alicia Framis qui fait du pigeon l’ancêtre de l’UAV dans son œuvre History of drones (2014). Dans le cadre de l’exposition A screaming comes across the sky: drones, mass surveillance and invisible wars au centre d’art Laboral à Gijon (Espagne), elle présentait un pigeon naturalisé affublé d’un curieux attirail photographique (4). La sculpture fait référence à l’invention de l’apothicaire allemand Julius Neubronner qui lui valut au début du XXe siècle une célébrité mondiale.

    Aigles à poison
    Dans cette famille colombophile, le volatile, capable de voler à 110km/h, était employé comme précieux auxiliaire depuis 1840. Wilhelm Neubronner, le père de l’inventeur, pharmacien de Kronberg en Bavière, avait eu l’ingénieuse idée de distribuer aux médecins de la campagne environnante des pigeons voyageurs, destinés à lui faire parvenir rapidement une copie de toute ordonnance urgente. Ainsi les potions étaient prêtes lorsqu’arrivait la personne chargée de les récupérer. Le fils de l’apothicaire reprit ses méthodes et utilisa des pigeons entre son officine et le sanatorium de Falkenstein pour véhiculer ses ordres et même pour transporter de faibles doses de médicaments fixées sur le dos de l’animal. Une fois, il arriva que l’un des messagers ailés, surnommés “Giftadler” (aigles à poison) par ses patients, s’égarât dans un brouillard épais pour ne réapparaître qu’un mois plus tard.

    Le Dr Julius Neubronner, qui était aussi photographe amateur, s’avisa alors de pourvoir certains de ses pigeons de caméras miniatures pour tracer leurs trajets. Comme il l’admet, ce n’était pas simple de construire un appareil qui ne doit pas peser plus de 75 grammes et dont la distance focale ne peut excéder 5 cm. […] Afin d’obtenir à chaque position du pigeon une image, l’appareil a été dès le départ construit avec deux objectifs, l’un positionné vers l’avant, l’autre vers l’arrière. […] (5). Le minuscule appareil fixé sur la poitrine du pigeon et fixé par des lanières prenait plusieurs vues sur du film de 5 cm de côté à intervalles réguliers, à l’aide d’un système de déclenchement automatique à retardement. Restait à habituer l’animal à cet équipement un peu encombrant et à trouver une technique pour l’obliger à passer au-dessus d’un site choisi.

    Le pigeon ainsi lesté optait généralement pour le chemin le plus court, pressé de se libérer de ce poids. Il suffisait alors de faire en sorte que la zone à photographier soit située sur la ligne directe vers le pigeonnier. Au moyen de ce dispositif, huit vues successives ont été prises, mais l’augmentation ultérieure de la capacité de la chambre avec trente pellicules permettra vraisemblablement d’enregistrer d’une façon presque continue à des intervalles d’une demi-minute environ les points d’un parcours de 15 kilomètres, anticipe l’hebdomadaire français L’Illustration du 14 novembre 1908. Déposé en juin 1907, le brevet fut finalement émis en décembre 1908 après avoir été refusé dans un premier temps, car jugé inconcevable.

    Caméra de pigeon avec deux objectifs. Esquisses de brevet. Photo: D.R.

    L’opérateur granivore
    Cinquante ans après Nadar qui prit la première photographie aérienne depuis un ballon et vingt ans après Arthur Batut qui installa son appareil photographique sur un cerf volant, le pigeon-photographe de Neubronner prenait une image en plein vol du Schlosshotel de Kronberg (1907), où apparaissent aux deux extrémités les rémiges de l’opérateur granivore. Pour la première fois, il était possible de se projeter dans cette sensation de vol, et d’imaginer ce que vous voyiez d’après la perspective d’un oiseau.

    Selon Jayne Wilkinson dans Animalizing the apparatus: pigeons, drones, and the aerial view (6), le pigeon photographe représente l’une des manières les plus anciennes et uniques de capturer des images indépendamment d’un opérateur humain. Ce qui signifie que c’est l’animal, et non le photographe, qui contrôle le dispositif et détermine l’image finale, la technologie du drone représentant l’extension la plus aboutie de cette impulsion consistant à faire voler des outils créant des images pour nous. Le pharmacien présenta son invention au public international en 1909 à l’exposition internationale de photographie de Dresde puis à la première exposition aéronautique internationale de Francfort. Des pigeons photographes volaient au-dessus de la région de l’exposition. Leurs prises étaient développées dans la hâte et transformées en cartes postales.

    Une esthétique de la surveillance est déjà à l’œuvre dans ces clichés aériens aux vues rasantes. L’inventeur envisageait de nombreuses applications, notamment dans la stratégie militaire et les missions de reconnaissance. Le pigeon modèle qui a, sous son étrange cuirasse, une allure vraiment martiale est-il appelé à remplir ce rôle nouveau dans les opérations militaires ?, s’interroge le reporter de l’Illustration. L’avenir nous l’apprendra. Mais quoi qu’il advienne, il est assez naturel de voir les oiseaux devenir photographes au moment où les hommes commencent à se transformer en oiseaux, conclut-il. Ce que l’auteur n’avait peut-être pas imaginé était le développement rapide et concomitant de la photographie aérienne par avion.

    La première image prise par Wilbur Wright date de 1909 et dès 1914 apparaissent les premières unités de photographie aérienne militaire. À l’époque, le ministère de la guerre allemand s’est intéressé de très près au système de Neubronner. Pour amener les oiseaux sur les zones à photographier, l’inventeur a conçu un colombier mobile équipé d’une chambre noire dès 1909 et entraîné ses jeunes pigeons afin qu’ils soient capables de retourner au colombier même lorsque celui-ci était déplacé. Bien que ces pigeons photographes qui volent à basse altitude (entre 50 et 100 mètres) semblaient une technique prometteuse pour photographier en détail les positions ennemies, leur usage s’avèrera peu adapté aux nécessités militaires.

    Ces pigeons-caméras (dont Neubronner créera une douzaine de modèles différents) avaient déjà à l’époque un côté anachronique. L’un des phénomènes les plus étranges de la guerre était la renaissance de méthodes utilisées durant les guerres médiévales, voire antiques […]. C’est un étrange pot-pourri, le dirigeable, la dernière et plus audacieuse invention de l’esprit humain, s’élevant à l’aube pour photographier les mouvements de l’ennemi et le gracieux pigeon, […] qui s’envole peut-être au même moment agissant tel un scout aérien, lit-on dans le Popular Science Monthly de 1916 (7).

    Pigeon blogueur
    L’usage de pigeons comme outils de surveillance aérienne restera anecdotique, contrairement à leur rôle crucial dans le domaine des transmissions durant les deux conflits mondiaux (8). Des documents exposés au musée de la colombophilie — installé au sein du 8e régiment de transmissions à Suresnes, qui héberge aussi le dernier colombier militaire d’Europe, avec ses 120 et 150 résidents ailés — attestent cependant de leur utilisation à petite échelle, tant du côté français qu’allemand. Dans les années 30, l’horloger suisse Adrian Michel construisit une petite série d’appareils photo pour pigeons au profit de l’armée suisse (9), sans plus de succès.

    Mais l’ombre de ces espions furtifs resurgit régulièrement, çà et là. Ils auraient repris du service auprès des services secrets américains, dans les années 70, pendant la Guerre froide; le musée de la CIA près de Washington expose un appareil de technologie plus récente avec pile. En 2008, la presse rapporte que deux pigeons-espions auraient été interceptés au-dessus d’une centrale nucléaire iranienne (10). Le fantasme d’une technologie autonome de prise de vue s’est lui poursuivi dans l’imaginaire militaire et fait écho au déploiement contemporain du drone. Quant au pigeon-photographe de Neubronner, il continue d’inspirer les artistes contemporains, comme alternative “incarnée” aux drones et à leur œil omniscient.

    Les drones ne prêtent pas attention à ces “rats volants” comme l’a démontré l’artiste new-yorkais et colombophile, Duke Riley. Pendant des mois, il a dressé 23 pigeons pirates pour transporter en douce des cigares depuis Cuba où il les a acheminés secrètement en 2013, jusqu’en Floride (11). Ni vus, ni connus, les contrebandiers furtifs ont défié à la fois l’embargo interdisant aux Américains tout commerce avec l’île communiste et les dirigeables sophistiqués qui quadrillent les eaux de Key West, chargés de repérer tout ce qui provient de l’île. Je voulais subvertir ce système high-tech coûtant des milliards de dollars avec des choses utilisées au temps des Sumériens (12). Certains des pigeons équipés de caméras chinoises customisées, fixées à des bretelles de soutien-gorge, ont documenté leur vol clandestin dans des vidéos agitées emplies du bruissement saccadé des ailes, dont on aperçoit parfois le bout des plumes.

    Avec PigeonBlog (2006), l’artiste ingénieure Beatriz Da Costa imagine un nouveau type d’usage civil et activiste pour le messager ailé : la collecte de données, non pas militaires, mais atmosphériques (13). La miniaturisation des appareils aidant, elle équipe ses pigeons de petits sacs à dos contenant capteurs de pollution, GPS, et “téléphone cellulaire” bricolé, d’un poids inférieur à 40 grammes, considéré alors comme la charge maximale. Les données sont envoyées sous forme de SMS toutes les 30 secondes à un blog et les niveaux de pollution, visualisés et géolocalisés. 20 pigeons ainsi harnachés ont été lâchés dans le ciel de San José, la grande ville de la Silicon Valley. Les pigeons qui volent à 100 mètres au-dessus du sol sont les candidats idéals pour aider à mesurer la pollution automobile, estime l’artiste qui présente également son projet de pigeons blogueurs comme une expérimentation sociale entre humains et animaux.

    Pigeon Blog de Beatriz Da Costa. Cartographie des niveaux de pollution atmosphérique via des pigeons équipés de capteurs. Photo: D.R.

    Drone imprévisible
    C’est aussi ce rapport à l’animal qui a motivé le projet Drone (2014) de Léa Le Bricomte, présenté au Musée des Beaux Arts de Calais, dans le cadre de l’exposition Monument, liée aux commémorations des deux conflits mondiaux. S’immergeant dans le milieu des “coulonneux” très actif, elle les associe à son projet de fixer une micro-caméra sur les pigeons. C’était très compliqué de trouver une caméra avec une certaine autonomie sans batterie qui ne pèse pas plus de 15 grammes, dit l’artiste, qui s’est intéressé aux équipements des tout petits drones. Les pigeons sont entraînés à décoller avec des charges de plus en plus lourdes, puis lâchés aux quatre coins de la ville. Lea Le Bricomte récupère la caméra une fois qu’ils ont rejoint leur colombier à Coulogne. Elle récolte près de douze heures de vidéos, fruit d’une soixantaine de vols avec cinq pigeons.

    Dans l’installation vidéo, le spectateur peut accompagner sur trois écrans le vol de chaque pigeon, du décollage à son arrivée. On est loin des travellings et panoramiques stables et fluides vanté dans les pubs pour drones. C’est l’idée d’une sorte de vidéosurveillance absurde et organique, mais aussi une critique de cette folie de l’image parfaite, cinématographique. Ces films des “opérateurs oiseaux” expriment l’effort physique, transmettant une joie cinétique du vol qui contraste avec les images irréelles et in-animées, captées par l’œil mécanique des machines volantes. Car si l’on vole ici avec le pigeon, on vole aussi comme lui, d’un vol qui n’a rien des habitudes humaines du vol : d’une façon heurtée, nerveuse, jamais reposée, rarement portée à planer, sans que l’on comprenne en vérité la raison d’être de la mobilité de l’animal et le mobile de ses incessants changements de cap, observe le critique d’art Paul Ardenne à propos de l’œuvre (14).

    Le pigeon, on ne le contrôle pas, c’est un drone imprévisible, qui a sa propre logique, et c’est à nous d’adopter cette logique animale, note l’artiste qui ne s’intéresse pas tant à l’image vue d’en-haut qu’au monde selon l’oiseau. L’artiste souhaitait dresser une cartographie sauvage de Calais et de son agglomération, proposer une vision expérimentale, alternative à la mise en grille de la surface de la Terre opérée par les satellites. Les pigeons caméra survolent des endroits interdits d’accès, s’immiscent derrière les grilles des usines, des zones portuaires, lorgnent les jardins des particuliers, se font parfois divertir. Les chemins prévus se dissolvent dans les géométries indéchiffrables du vol instinctif. Il leur arrive de tourner longtemps autour de la ville, ce qui donne de très belles vues. Souvent, ils repèrent une route, un fleuve, une voie de chemin de fer et la suivent… Et puis, il y a ce pigeon contemplatif qui regarde fixement le soleil jusqu’à ce que la caméra s’épuise.

    Marie Lechner
    publié dans MCD #78, “La conjuration des drones”, juin / août 2015

    (1) www.independent.ie/irish-news/missing-chad-drone-may-have-tried-to-fly-home-26497563.html

    (2) Ruben Pater, Twenty-first century bird watching (2013). http://untold-stories.net/?p=Drone-Survival-Guide

    (3) www.researchgate.net/profile/Ivo_Ros/publications

    (4) www.laboralcentrodearte.org/en/recursos/obras/history-of-drones

    (5) Franz Maria Feldhaus, Ruhmesblätter der technik von den urerfindungen bis zur gegenwart, TaubenPost, p 544.

    (6) http://shiftjournal.org/wp-content/uploads/2014/11/wilkinson.pdf

    (7) “The pigeon spy and his work in war”, Popular Science Monthly (1916).

    (8) Depuis 2011, l’armée chinoise s’est remise à entraîner 10 000 pigeons voyageurs, en cas d’interférence électromagnétique ou de chute du réseau. Cf. Florence Calvet, Jean-Paul Demonchaux, Régis Lamand et Gilles Bornert, “Une brève histoire de la colombophilie”, Revue historique des armées (2007) http://rha.revues.org/1403

    (9) Des pigeons photographes, Musée suisse de l’appareil photographique Vevey (10) www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/iran/3229526/Iran-arrests-pigeons-spying-on-nuclear-site.html

    (11) www.dukeriley.info

    (12) www.nytimes.com/2013/10/17/arts/design/avian-artistry-with-smuggled-cigars.html

    (13) http://pigeonblog.mapyourcity.net

    (14) Léa Le Bricomte, War Room. http://fr.calameo.com/books/0040756930bf71804c582

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