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    Création numérique à Dakar

    naissance et évolution

    Sur le continent africain, les premières traces de travaux numériques proviennent d’Afrique australe. Aujourd’hui, ces œuvres ne sont plus visibles : elles se trouvent dans le Deep Web (Internet profond). De même, les premiers codes informatiques html ne sont plus présents sur les plateformes actuelles. Sur le continent africain, quasiment rien n’a été répertorié, analysé, archivé dans les années 90. Si cette histoire fragmentée est désormais difficile à dérouler, il est possible de mesurer l’impact de la mise à disposition des outils numériques ainsi que leurs usages dans le champ de la création artistique. Quelle est l’influence du numérique dans le processus de création, de production et de diffusion des œuvres ? Quelles mutations le numérique a-t-il engendrées ? Quelle est la valeur ajoutée et quelles sont les nouvelles pratiques en Afrique ?

    Consomania. Samba Fall. Capture d’écran du film d’animation. 2008. Photo : D. R.

    Après une amorce longue et timide de plusieurs années, de plus en plus d’initiatives autour du numérique se sont développées au fur et à mesure que la technologie a été vulgarisée. Il y a cependant des disparités notables, tant sur le plan de l’accès aux équipements techniques que sur celui de l’application des outils numériques par le biais de la formation artistique. La localisation géographique, ainsi que les politiques publiques des États ont joué un rôle déterminant dans la connaissance, l’utilisation et la recherche dans le domaine de la création numérique. Les pays côtiers d’Afrique du Nord, de l’Ouest et de l’Est ont bénéficié d’une mise à disposition précoce d’Internet. Les grands pôles artistiques (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria), en contact avec les plateformes, institutions et acteurs du monde de l’art contemporain d’Occident, ont bénéficié d’un accès continu à des sessions de formation théorique, conceptuelle et esthétique à l’art numérique.

    À première vue, Dakar semble faire partie de ces villes privilégiées qui ont engendré une culture de la création numérique. Située à l’extrême Ouest du continent africain, elle a été la première à se connecter au réseau en Afrique de l’Ouest. Une bonne maîtrise des coûts de connexion a permis un accès “démocratique” à Internet. Disposant de la plus ancienne École des Beaux-arts en Afrique noire francophone, ainsi que de la seule Biennale d’art contemporain au sud du Sahara, elle fait partie de ces villes qui, au fil des ans, sont devenues des carrefours incontournables pour les protagonistes du monde de l’art. Dakar dispose de tous les critères lui permettant d’être en pointe dans le domaine de la création numérique. Mais dans la réalité, si la politique publique de l’État sénégalais a permis un accès rapide et relativement peu onéreux à Internet, ce même État n’a pas mesuré le potentiel de cette technologie dans le champ de la création artistique. L’École des Beaux-arts, tout comme la Biennale de Dakar, n’ont pas développé de stratégies proactives et innovantes permettant l’accès, la recherche et la maîtrise de la création numérique dans les domaines technique, conceptuel et esthétique.

    Les premières traces de création numérique au Sénégal remontent à 1996 avec la mise en place du Metissacana. Créée par la styliste sénégalaise Oumou Sy, avec la complicité de Michel Mavros et d’Alexis Sikorsky, le Metissacana a pour objectif de contribuer à ce que l’Afrique atteigne un niveau international dans le développement des technologies de l’information et des téléservices qui en découlent. Le 3 juillet 1996, le Metissacana ouvre à Dakar le premier Internet Café d’Afrique de l’Ouest, qui se positionne comme un espace d’échanges offrant la possibilité de diffuser des œuvres intellectuelles et artistiques, et qui donne accès aux bases de données mondiales en permettant une participation active aux débats sur le Web. Le Metissacana a hébergé le premier site Internet de la Biennale de Dakar, ainsi que les adresses électroniques de son équipe dans la seconde moitié des années 90. Il a été le premier opérateur à diffuser en direct de la radio sur Internet avec Sud FM et Radio Nostalgie Dakar en 1997. En juillet 2000, le Metissacana a produit un concert par satellite depuis sa terrasse à Dakar en collaboration avec le festival de Montluçon en France. Et en 2001, des expériences de visioconférence en direct sont lancées avec des créateurs musicaux, tel que le rappeur franco-sénégalais Disiz la Peste, à l’occasion de son passage à Dakar (en partenariat avec la radio française Skyrock).

    Consomania. Samba Fall. Capture d’écran du film d’animation. 2008. Photo : D. R.

    L’aventure et les expérimentations artistiques du Metissacana font des émules. En 1999, l’ISEA (Inter-Société des Arts Électroniques) a formé une vingtaine d’artistes sénégalais à la création d’œuvres multimédias lors d’un atelier à Dakar. Ces artistes, pour la plupart, n’avaient jamais approché un ordinateur. En 2002, Marion Louisgrand (France) et François Momar Sylla (Sénégal) donnent naissance à Kër Thiossane et ouvrent en 2003 un espace dédié à la création numérique. Lieu de recherche, de résidence, de création, de formation et d’exposition, Kër Thiossane encourage l’intégration du multimédia dans les pratiques artistiques et créatives traditionnelles et cherche à soutenir le croisement des disciplines. Après plusieurs collaborations avec des artistes du continent africain, du sous-continent indien, d’Amérique Latine et d’Europe, Kër Thiossane lance en 2008 le Festival Afropixel, qui a une récurrence biennale.

    Mais en 2002, c’est aussi le premier Forum sur les arts numériques dans le cadre de la 5ème Biennale de Dakar. Ce forum, conçu par Sylviane Diop (Sénégal), a été mis en place en partenariat avec Karen Dermineur (France). Dès 1995, Sylviane Diop avait entrepris un travail de recherche sur les technologies numériques et les applications informatiques au service de la création. Si ses recherches l’ont conduite à mettre en place une base de données mondiale, elle a mis l’accent sur le continent africain. En 2004, elle conçoit le Laboratoire des arts et technologies Dak’Art_Lab dans le cadre de la 6ème Biennale de Dakar. Assistée par Karen Dermineur, Sylviane Diop a créé un incubateur, un lieu de confrontation, d’échanges d’expériences, de collaborations et de réflexions entre artistes, technologues et scientifiques autour de la question de l’art numérique et de ses outils en Afrique. Dak’Art_Lab 2004 a accueilli des créateurs de tout le continent, ainsi que des artistes canadiens. L’expérience de Dak’Art_Lab a été reproduite lors des éditions 2006 et 2008 de la Biennale.

    En parallèle à ces activités, Sylviane Diop co-fonde en 2004 à Dakar le collectif GawLab, qui a développé des projets autour de la pédagogie des outils numériques, de l’initiation aux logiciels libres, à l’animation et aux surfaces interactives, de la diffusion d’œuvres numériques et de discussions sur la virtualité/réalité, de la gestion de la ville numérique. Tous ces projets ont été abrités par des espaces publics stratégiquement squattés dans la ville de Dakar. GawLab développe actuellement le projet Metatrame : la relation entre monde immersif et pédagogie, grâce à un espace de découverte et d’apprentissage d’une réalité mixte pour les créatifs du Sud. Un lieu à Dakar devrait accueillir ce projet. Praline Barjowski (Sylviane Diop, dans le civil) est l’avatar explorateur de GawLab dans le cadre d’une grille 3D hébergée sur OpenSimulator. Si Sylviane Diop a un parcours atypique fait de recherches scientifiques et de productions artistiques, les artistes sénégalais ont été initiés à ces outils grâce à des ateliers de formation mis en place par des institutions belges et à la société dakaroise Pictoon, fondée en 1989 par Aïda N’Diaye (Sénégal) et Pierre Sauvalle (France), et spécialisée dans les films d’animation.

    Dak’Art_Lab édition 2012. Rencontres Réalités de la création numérique en Afrique : état des lieux, attentes et perspectives, organisées par le groupe de réflexion des Acteurs du numérique au Sénégal. Avec N’Goné Fall (France-Sénégal), Karen Dermineur (Sénégal-France) et Roland Kossigan Assilevi (Sénégal). Institut français du Sénégal, Dakar, mai 2012. Photo : © Pascal Nampémanla Traoré.

    Parmi ces artistes précurseurs dans le domaine du numérique, Samba Fall est le plus emblématique de sa génération. Diplômé de l’École des Beaux-arts de Dakar, il passe par le studio Pictoon et commence par “s’amuser à bidouiller” de petits films d’animation sur son ordinateur portable. Après quelques années de production de courts-métrages très humoristiques sur la société sénégalaise, Samba Fall part pour la Norvège étudier puis enseigner le film d’animation à la Mediefabrikken d’Oslo. Son travail d’artiste se développe autour des problématiques liées à la mondialisation et à son impact sur l’économie et les cultures. Samba Fall, qui n’a jamais abandonné la peinture, ne se considère pas comme un artiste numérique, mais plutôt comme un artiste qui utilise les différents médiums à sa disposition et qui les choisit en fonction des concepts qu’il souhaite développer. Si la pertinence tant conceptuelle qu’esthétique de son travail demeure marginale dans le contexte artistique sénégalais, l’Afrique, qui a vécu une “révolution” du téléphone mobile et de l’accès à Internet, a été témoin de l’éclosion d’une nouvelle génération d’artistes qui utilise différents supports, dont le numérique. De l’Égypte avec Doha Ali, Amal Kenawy, Maha Maamoun, Wael Shawki et Khaled Hafez à l’Afrique du Sud avec Tracey Rose et Dayle Yudelman, en passant par le Nigeria avec Emeka Ogboh ou la RDC avec Moridja Kitengue Banza et Sammy Baloji, il y a une nouvelle génération de créateurs de photographies, de vidéos et d’installations sonores qui développe des œuvres artistiques en phase avec les avancées technologiques du monde actuel.

    Si les œuvres numériques ont connu un développement plus lent en Afrique que dans le reste du monde, c’est que les établissements d’enseignement artistique (surtout en Afrique francophone) continuent d’ignorer ces nouveaux outils. Quand et comment sera-t-il possible de faire disparaître la fracture générationnelle entre des dirigeants africains réfractaires au changement, ensablés dans des certitudes obsolètes, et une communauté artistique ouverte aux pratiques et aux outils de son époque en résonance avec le reste du monde? Dès lors une question se pose : doit-on encore aujourd’hui préciser le caractère numérique d’une création artistique ? Avec la génération “e-native”, dont les premiers sont devenus de jeunes adultes, un artiste numérique n’est-il pas tout simplement un artiste qui utilise les outils de son temps ?

    N’Goné Fall
    publié dans MCD #71, “Digitale Afrique”, juin / août 2013

    Diplômée de l’École Spéciale d’Architecture (Paris), N’Goné Fall est commissaire d’expositions, critique d’art et consultante en ingénierie culturelle. Elle a été la directrice de la rédaction du magazine d’art contemporain africain Revue Noire (Paris) de 1994 à 2001. Elle a dirigé des ouvrages sur les arts visuels en Afrique, dont Anthologie de l’art africain du XXe siècle, Photographes de Kinshasa et Anthologie de la photographie africaine et de l’Océan indien. N’Goné Fall est professeur associée à l’Université Senghor d’Alexandrie en Égypte (Département des industries culturelles). Elle est également co-fondatrice du collectif GawLab, une plateforme de recherche et de production dans le domaine de la technologie appliquée à la création artistique, basée à Dakar.

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