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    L’Afro

    La Monnaie Qui Fait Circuler L’espoir De L’Afrique

    Depuis 2002, le Sénégalais Mansour Ciss Kanakassy et le Canadien Baruch Gottlieb portent une utopie artistique concrète, l’Afro, monnaie unique du continent africain. Matérialisée par des billets à l’effigie de Léopold Sédar Senghor et mettant en avant un panafricanisme économique, elle s’appuie sur le laboratoire Déberlinisation qui critique les frontières africaines dessinées à Berlin à la fin du XIXème. Depuis Berlin justement, les deux artistes répondent (par mail) à nos questions.

    Afro 2ème série (verso), 2004. Baruch Gottlieb / Mansour Ciss. Photo: D.R.

    Vous avez créé le laboratoire Déberlinisation. Pouvez-vous nous en expliquer le contexte ?
    Les frontières largement arbitraires qui ont été dessinées à la Conférence de Berlin, dite Conférence du Congo, en 1884-1885 sont pour la plupart toujours en vigueur. Elles empêchent à ce jour les échanges entre les Africains, qu’ils soient intellectuels, financiers, ou créatifs. Nous, laboratoire, voulons problématiser cette situation, alors : Déberlinisation !

    Dans le cadre de Déberlinisation, vous avez conçu et développé une monnaie “imaginaire”, symbole d’une forme de panafricanisme, appelée l’Afro. Pourquoi imaginaire ?
    Elle est imaginaire dans la mesure où les conditions ne sont pas propices aux Africains pour parvenir à leur souveraineté économique. Les économies africaines sont toujours sous contrôle des banques européennes et notamment des établissements français côté anciennes colonies françaises. L’Afro est donc un rêve impossible, impossible pour l’instant du moins. Pourtant, dans sa forme concrète, il donne un sentiment palpable et immédiat d’un autre monde possible. L’espoir qu’il apporte persiste néanmoins, malgré les dures réalités auxquelles est confrontée l’Afrique.

    La création d’une monnaie pour toute l’Afrique a-t-elle été bien perçue en Afrique ?
    Les Africains trouvent en général que l’Afro serait une bonne idée. La majorité d’entre eux ont l’espoir que les Africains pourront un jour gérer leurs potentiels et leurs propres ressources naturelles.

    En quoi les artistes sont-ils acteurs d’une forme nouvelle de développement économique ?
    En inventant de nouveaux territoires de pensée. Comme le dit Achille Mbembe, au fond, une telle pensée devrait être un mélange d’utopie et de pragmatisme. Elle devrait être, de nécessité, une pensée de ce qui vient, de l’émergence et du soulèvement. Mais ce soulèvement devrait aller bien au-delà de l’héritage des combats anticolonialistes et anti-impérialistes dont les limites, dans le contexte de la mondialisation et au regard de ce qui s’est passé depuis les indépendances, sont désormais flagrantes.

    Quels sont les développements récents autour de l’Afro ? J’ai lu en ligne qu’un distributeur d’Afros avait été installé à Berlin ?
    Nous avons créé un M-AFRO électronique, monnaie qui pourrait être échangée par téléphone mobile, mais n’avons pas eu l’occasion de le lancer jusqu’ici. Faute de financements, les distributeurs automatiques de billets n’ont pas encore été réalisés.

    Afro 2ème édition, 2006. Baruch Gottlieb / Mansour Ciss. Photo: D.R.

    Avez-vous pris contact avec certaines banques centrales africaines pour sortir de l’utopie et concrétiser le projet d’une monnaie pan-africaine ?
    Les banques centrales africaines sont sous l’autorité absolue du Trésor français. Cela ne permet pas la naissance d’une véritable autonomie économique africaine.

    Dans une interview à Afrik.com (1), vous évoquiez un projet de village en Afrique où l’Afro a été mis en circulation via la “Banque centrale des États-Unis d’Afrique”. Pourriez-vous nous raconter l’expérience ?  
    C’était un village africain construit en 2003 en Autriche, à Vienne, par un architecte soudanais, avec le curateur nigérien David Nejo. Nous y avons expérimenté le système de paiements Afro.

    Comment rapprochez-vous l’Afro de l’émergence des monnaies virtuelles de type bitcoin sur Internet, qui remettent en cause le fonctionnement classique des banques centrales et plus largement d’une forme de domination de la finance internationale ?
    Sans un mouvement social, les nouveaux instruments d’échange de valeur n’auraient pas d’effets bénéfiques.

    Pensez-vous que l’Afro préfigurait une forme d’émancipation plus générale (au-delà de l’Afrique) des artistes vis-à-vis de la mondialisation, de l’économie, de la finance ?
    L’Afro représente une chimère, la chimère apparue partout en Afrique pendant les indépendances des années 1960, et qui représentait un souffle d’espoir pour beaucoup au nord du Globe. Il est évident que le monde ne sera jamais en paix sans une Afrique en paix. Et, d’une certaine manière, on pourrait imaginer qu’une participation plus égalitaire de l’Afrique dans les affaires du monde pourrait nous aider tous. L’Afro, en tant qu’imaginaire d’une monnaie unique africaine implémentée et administrée sagement, pourrait avoir une chance d’aider simplement à la prospérité et au potentiel de l’Africaine et l’Africain moyens, et permettre aux peuples des pays du Nord d’avoir des relations plus matures avec ces peuples-là.

    propos recueillis par Annick Rivoire
    publié dans MCD #76, “Changer l’argent”, déc. 2014 / fév. 2015

    (1) www.afrik.com/article7317.html

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