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    Paola Antonelli

    Commissaire d’exposition en Architecture et Design au MoMA

    Paola Antonelli a étudié l’architecture et écrit sur le design avant de devenir commissaire d’exposition au sein du département d’Architecture et de Design du Musée d’Art Moderne de New York en 1994. Elle a enseigné la théorie à UCLA et Harvard, a publié l’ouvrage Masterpieces: Everyday Marvels of Design et codirigé l’édition du livre Design and the Elastic Mind.

    Paola Antonelli. Photo: © Robin Holland.

    Est-ce lorsque les designers abordent des questions sociétales ou politiques que vous les considérez comme des artistes ?
    Pas du tout. Les designers doivent toujours faire face à des questions politiques et sociales. Ce sont les artistes, en revanche, qui en sont parfois très déconnectées. Or, la différence entre le design et l’art est de moins en moins intéressante dans la mesure où beaucoup de designers utilisent les outils des artistes et certains artistes se réfèrent au design. Mais il est certain que les artistes ont le choix entre être responsables ou non à l’égard d’autres humains tandis que les designers doivent l’être par définition. Ainsi les designers, même lorsqu’ils fabriquent un iPhone, accomplissent un acte politique. À l’inverse, les artistes sont parfois complètement détachés du monde réel. Ceci dit, je ne connais pas suffisamment l’art pour en parler. Je connais très bien le design et l’architecture, alors quand les gens me posent des questions sur la relation et les différences entre le design et l’art, je m’en tiens à aborder ce rôle de responsabilité.

    N’êtes-vous pas, au fil du temps, devenue experte dans les designers ne concevant ni mobilier ni véhicule ?
    Ce n’est pas délibéré. C’est juste qu’il y a de moins en moins de meubles véritablement intéressants et qu’à la place on trouve énormément de choses passionnantes dans le domaine numérique. Je ne fais donc pas un rejet du mobilier ni des objets, mais je suis peut-être devenue plus exigeante à leur encontre. La période actuelle n’est sans doute pas idéale pour le design de meubles. Je pense que la culture, dans son ensemble, est devenue plus exigeante. Nous semblons tous vouloir davantage de substance et pour qu’un livre ou un objet existe nous lui demandons aussi une plus grande justification. Ainsi, nous identifions les déchets comme inutiles et reconnaissons, a contrario, un objet qui ajoute de la pertinence au monde. Cela pourrait expliquer pourquoi je suis devenue plus exigeante vis-à-vis des objets.

    Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

    Les meubles et les voitures incarnent le stéréotype que la plupart des gens associent au design. C’est pourquoi je m’en prends toujours aux meubles, aux voitures et aux véhicules. Mais en vérité, beaucoup de design de qualité est mis en œuvre, par exemple, dans l’infrastructure des véhicules. Si vous pensez aux voitures sans conducteurs, même si la voiture n’a rien de remarquable en elle-même, le design de l’infrastructure qui l’entoure est très intéressant. Ainsi, la grande réussite des designers et des architectes au cours des dernières années est de s’être débarrassés de l’entrave que représente l’échelle. Du point de vue du design, vous pouvez concevoir des réseaux, un objet, un véhicule, mais en réalité, la plupart des objets sont accessibles à travers des réseaux et des systèmes.

    Acquérir des créations aux technologies variables dans un musée ne revient-il pas à collecter des instructions ou documentations plus que des objets ?
    C’est vraiment intéressant. Je dirige un département de recherche et développement et nous organisons des salons sous forme de discussions qui abordent des sujets pertinents pour la société dans lesquels le MoMA se spécialise. Nous venons d’ailleurs d’en organiser un sur les objets hors-ligne, qui voient le jour sous forme numérique et deviennent ensuite des objets physiques. L’un de mes collègues, David Platzker, du département des Estampes et Dessins, a fait une excellente présentation sur le monde pré-numérique, abordant la manière dont les artistes faisaient de l’art en suivant des instructions. Il est donc amusant que vous souleviez cette question, car elle ne touche pas seulement le monde du numérique ; elle existait bien avant lui.

    Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

    En un sens, on peut dire que la façon dont nous acquérons le numérique d’aujourd’hui est similaire à celle dont l’art conceptuel a été acquis, car dans sa majorité il reposait sur des instructions. Aujourd’hui, si nous voulons acquérir des objets numériques, nous devons être très redondants. Par exemple, lorsque nous faisons l’acquisition d’un vieux jeu vidéo (comme Asteroids) l’opération consiste à en acquérir le code source (lorsque c’est possible), mais aussi la borne d’arcade, car même si nous ne la montrons pas, nous filmons des gens en train de jouer dessus. Nous sommes également très attentifs à l’acoustique. Ensuite, nous acquérons les émulations logicielles. En outre, si le programmeur/designer original est toujours en vie, nous nous entretenons longuement avec lui. Ainsi, nous possédons cette gamme d’éléments différents, tous très importants dans l’optique d’une conservation future. Bien sûr, ces éléments ne sont pas nécessaires pour la simple exposition du jeu en galerie, mais notre mission, en tant que musée, est de les préserver. Nous sommes donc extrêmement redondants et rassemblons des instructions et de la documentation.

    Les technologies utilisées par les artistes de leur temps sont aussi celles du monde de l’entreprise. Est-ce pour cette raison que leurs pièces entrent au musée par le département design ?
    Je m’intéresse à la technologie et je ne me soucie pas du monde de l’entreprise. Il est vrai que j’ai parfois accès aux technologies avant même qu’elles n’entrent dans le domaine de l’entreprise. On peut penser, par exemple, à Processing de Casey Reas. Cependant, il vaudrait mieux poser cette question à un commissaire d’art, car en ce qui me concerne, la technologie est une composante très naturelle du design et puisque je m’intéresse personnellement au design contemporain, je suis toujours attirée par les nouvelles technologies. Je gravite vers elles et j’attends que surgisse une expression pertinente du design appliquée à ces nouvelles technologies. Par exemple, je trouve Casey Reas pertinent et j’ai montré son application Processing, mais je n’ai pas montré ses fractales artistiques parce que, selon moi, il s’agit d’art. Je tiens vraiment à exposer du design et de l’interaction. Certaines personnes ont pu entrer au musée par la porte du design parce que les commissaires de design sont plus réceptifs, mais lorsqu’elles font de l’art, nous les laissons aux commissaires d’art.

    Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

    Selon quels critères le résultat d’une recherche alliant l’art à la science doit-il être exposé dans un musée d’art contemporain plutôt que dans un musée des sciences ?
    Tout d’abord, chaque fois que mon nom apparaît, c’est toujours à propos de design, jamais d’art. Je pense que la relation entre l’art et la science est plus compliquée, à cause de l’esthétique. La relation entre le design et la science est vraiment formidable. J’ai organisé une exposition, il y a quelques années, intitulée Design and the Elastic Mind, qui tentait de mettre en relation directe des designers et des scientifiques, et j’ai vraiment adoré ce projet. Dans ce cas, il était clair qu’il s’agissait de design, d’esthétique, d’une intention d’interaction. Il ne s’agissait pas seulement d’un modèle scientifique. L’élégance, elle aussi, était transmise tout comme l’aura liée au fait d’ajouter quelque chose au monde. Parmi les meilleurs endroits qui génèrent ce sentiment, on compte la Science Gallery, à Dublin. C’est un musée des sciences fantastique en ce que le design fait partie intégrante de son ADN. Il s’agit donc vraiment d’une formidable alliance, parce que la question ”et si ?” est posée à la fois par les scientifiques et les designers, ce qui est fabuleux.

    Un autre endroit de ce type est l’aile Welcome au Science Museum de Londres. Là encore, des collaborations incroyables se produisent entre designers et scientifiques. Sans oublier, bien sûr, le Welcome Trust d’Euston Square, à Londres, le Laboratoire, à Paris… Voilà ce dont je veux parler : du design et de la science, sans l’intercession de l’art. Vous pouvez voir où se situe la connexion. Je pense que lorsque les scientifiques travaillent avec des designers, ils se sentent heureux parce qu’ils ne subissent plus la pression ni l’examen critique de leurs pairs lié à la démarche scientifique. Ils sont donc libérés d’une rigueur absolue. Les designers, quant à eux, aiment vraiment avoir accès à des outils de pointe pour envisager des futurs possibles. C’est donc une excellente relation, qui s’intègre parfaitement à un musée d’art ou de design, mais qui pourrait tout aussi bien s’inscrire dans un musée dédié aux sciences. Il s’agit de nouveaux modèles de musées, au-delà de l’opposition obsolète entre les musées des sciences et d’art.

    Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

    Comment présenter des créations à échelle nanométrique ?
    J’en ai exposé, mais je ne les ai pas collectionnées. Je les ai montrées à l’aide de photos prises au microscope électronique, il s’agissait donc exclusivement de représentations. C’est un peu comme l’architecture : dans un musée, vous ne pouvez jamais montrer l’architecture réelle, vous en exposez toujours des représentations. D’autant qu’à échelle nanométrique, il ne peut s’agir que d’une représentation, car l’optique cesse de fonctionner et doit être relayé par un microscope spécial qui envoie des électrons, puis reconstruit l’image numériquement.

    Comment valoriser les cultures de l’Open Source dans un musée dédié à l’art ?
    Dans ce cas, puisqu’il s’agit d’un musée d’art, vous devez toujours aussi prendre en compte l’esthétique et l’élégance. Pour moi, il ne s’agit pas de beauté, mais d’intention esthétique. Il doit y avoir une intention. Il est vrai que nous avons acquis un (voire plusieurs) projet Open Source. Nous avons également acquis des projets issus de financement participatif (crowdfunding). Nous avons notamment acquis le projet Open Source EyeWriter. Pour moi, la raison de l’acquisition d’EyeWriter, même si sa beauté ne saute pas aux yeux, c’est qu’elle est presque transcendantale. C’est un parangon tellement incroyable de la générosité dont l’Open Source est capable quand il est bien pensé et des meilleures intentions du design, que j’ai décidé de l’acquérir.

    Museum of Modern Art, A Collection of Ideas, 2014. Photo: © Jonathan Muzikar.

    Le MoMA tend à être un musée très positiviste. Le V&A a acquis un pistolet imprimé en 3D, ce que je ne ferai jamais. Je pense que le pistolet imprimé en 3D n’est pas seulement funeste ou pour le moins problématique, mais c’est aussi très laid. En fait, je travaille sur un projet en ligne sur le design et la violence. Dans ce projet, nous avons mené un débat dans le style d’Oxford de style sur le pistolet imprimé en 3D, mais la discussion s’est axée sur l’Open Source. Les deux acteurs du débat étaient le designer de l’arme imprimée 3D et Rob Walker. Je pense qu’il est important pour un musée de s’attaquer à l’Open Source mais, encore une fois, il ne faut pas que ce soit en vertu d’un effet de mode. Vous devez attendre afin de trouver un objet en Open Source qui soit un bon ajout au musée. Il s’agit toujours de trouver l’élément pertinent.

    Dominique Moulon
    (le 24 juin 2014, en ligne)
    publié dans MCD #80, “Panorama”, déc. 2015 / fév. 2016

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