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    À l’écoute des flux

    streaming et marquage de l’écoute à l’ère numérique

    L’écoute est un processus disposé à s’épanouir dans une intimité. L’écoute parle à celui dont elle est l’écoute. Fonctionnellement, l’écoute s’articule à une machinerie poly-sensorielle dont le rôle est de renseigner l’individu sur le monde qui l’entoure. Sens parmi les sens, l’écoute s’adresse à soi, mais plus spécifiquement à la partie de soi dans le monde. À ce titre, l’écoute est un dispositif primordial de la communication entre soi et son environnement, mais également entre soi et les autres : sans écoute, pas de parole. Entendre devient donc également un enjeu communautaire, en tant qu’elle est au centre du fonctionnement de la langue orale. L’écoute, ainsi, est tendue vers l’autre et l’extérieur. Elle invite l’en-dehors à se manifester. Elle le fait parler.

    Longtemps, tous les objets de l’écoute étaient en rapport de coexistence avec l’auditeur ou, pour le dire autrement, l’individu à l’écoute ne pouvait entendre que ce qui se déroulait dans un champ spatial et temporel qui lui était contingent, champ qui se dimensionnait d’ailleurs à la mesure de ces capacités auditives. On vivait inéluctablement dans le même espace-temps que ce qui avait produit le son que l’on entendait. L’avènement de la reproductibilité de l’audible a brisé cette contingence certaine. Ce qu’on entend désormais a pu être prononcé ou exécuté il y a plus d’un siècle, dans des lieux situés à des milliers de kilomètres de nous, et dans lesquels, pour un bon nombre d’entre eux, on ne se rendra probablement jamais.

    Le son, une fois domestiqué, c’est-à-dire médiatisé, a été dupliqué en autant d’empreintes que la technologie le permettait (grâce à la phonographie) et a pu être transmis à grande distance de manière quasi-instantanée (grâce à la radiophonie). Il nous est sans doute impossible, aujourd’hui, d’appréhender avec justesse le caractère frappant des premières expériences d’écoute de voix d’êtres distants ou disparus. On pourrait s’interroger, d’ailleurs, sur l’identité du premier individu à avoir été réentendu après sa mort. On pourrait chercher à savoir qui était ce premier être à avoir laisser derrière lui sa voix mais surtout qui, parmi ses survivants, a fait cette expérience primordiale d’entendre à nouveau les paroles de quelqu’un qui ne parle plus. De nos jours, cette écoute des sons fantômes est devenue une expérience banale : le corps sonore s’est dissipé au profit de ses enregistrements.

    Mais à l’ère de cette écoute médiate, schizophonique, s’est déjà superposée celle d’une écoute sans objet. Le support physique, désormais, est également en voie de disparition et subit déjà une raréfaction considérable. Seule l’interface perdure. L’écoute, désormais, prélève des flux. La dématérialisation des sons s’est donc affranchie de ce qui a été, sous de multiples avatars, l’emblème de la production en masse de l’audible : l’empreinte. Pour autant, l’empreinte existe encore, bien que dissimulée dans des espaces de stockages toujours plus inaccessibles, toujours plus nuageux. Elle perdure, stockée en états électriques ou en potentiels magnétiques, circulant dans le réseau puis se transcodant dans la mémoire vive des machines qui nous les donnent à entendre. Aussi, ce qui se dématérialise est moins le son lui-même, que l’objet le manifestant.

    La musique a été, durant toute l’histoire de l’écoute médiate, invariablement liée aux supports sur laquelle elle était inscrite (fil de fer, disque souple, bande magnétique, disque optique, etc.). Aujourd’hui, son accès ne se cristallise plus autour d’objets que l’on possède, mais autour de lieux où l’on accède, fussent-ils des lieux virtuels. Le protocole préliminaire à une écoute médiate n’est donc plus tant de coupler un dispositif intermédiaire à un support que d’accéder à un canal de diffusion. À ce titre, l’écoute en ligne ne se distingue pas encore d’une écoute radiophonique, où l’on dérive sur les bandes de fréquences jusqu’à trouver une station délivrant un flux satisfaisant. Mais, plus qu’une simple déclinaison du protocole radiophonique adapté à Internet, le streaming audio apporte à l’écoute médiate des conditions nouvelles, susceptibles de la modifier en profondeur.

    L’une de ces nouvelles conditions, déterminante dans le façonnage de l’écoute, est que, si l’accès au flux radio est évanescent, en ce sens où le son disparaît dans l’instant même de son apparition, le son en streaming, lui, est accessible de manière pseudo-permanente (c’est-à-dire, à tout moment, dès lors qu’il est encore mémorisé sur un serveur accessible). La radio a créé cette situation étrange : l’émission de flux continus à l’adresse de récepteurs-auditeurs “muets”, n’ayant comme possibilité active, vis-à-vis de ce flux, qu’une simple alternative : écouter ou ne pas écouter. L’accès en streaming redessine cette relation, donnant souvent aux auditeurs, en plus d’une maîtrise temporelle, la possibilité de s’exprimer sur l’objet de leur écoute. Aussi, la lecture en ligne de flux audio autorise, suggère ou encore implique le commentaire, allant parfois jusqu’à l’inscrire à même la forme d’onde représentant le son. Il ne s’agit alors moins d’écouter que de dire son écoute, dans le temps même de son écoute.

    Ces commentaires, en effet, ne sont presque jamais des avis argumentés. Ils ne sont pas, non plus, l’occasion de briller socialement, comme cela pouvait être le cas dans les salons musicaux du XIXème siècle, bien qu’ils assurent tout de même une fonction sociale, voire même communautaire. Ils ne se destinent, bien souvent, qu’à signaler une présence, qu’à signer une écoute. Et c’est bien là le fait communautaire par excellence : simplement affirmer appartenir à un groupe, en se manifestant, établissant de ce fait une communauté de présences. Être là, c’est déjà en être. Le protocole de diffusion en streaming propose alors une articulation tripartite où l’écoute se prolonge par son expression possible (c’est-à-dire par sa manifestation via le commentaire) dans un lieu, un site, délimité et reconnu. Aussi, à l’expérience communautaire de dire, signer et manifester son écoute, se double une expérience proprement territoriale. Laisser un commentaire, au-delà de son contenu même, c’est déjà dire : “mon écoute est passé par là, s’est actualisée ici”; c’est poser un jalon, c’est produire le témoignage d’avoir arpenter ce territoire-là.

    Et ce territoire ainsi constitué se révèle être diffracté : à l’espace virtuel, au cyberespace, donc, se superpose des lieux réels (la rue, le domicile, le bureau, etc.) où va pouvoir s’actualiser le flux audio, suspendu entretemps dans les stockages-nuages. Où qu’il se trouve, l’auditeur peut, pour peu qu’il puisse utiliser un terminal connecté au Réseau, partir à la recherche du son ou de la musique désirée qui ne manquera pas d’apparaître, quelque part. Ainsi, le stockage globalisé, le cloud, s’appréhende comme une prothèse déterritorialisée qui s’actualise chaque fois que l’auditeur ouvre puis coupe le flux. La dissipation des “lieux d’écoute” spécifiques au profit d’espaces virtuels consultables partout achève donc le sacre d’une écoute qui est désormais qualifiée de “nomade”.

    Mais ce qui est nomade, si l’on en croit Gilles Deleuze et Félix Guattari, n’est pas pour autant détaché d’un territoire, bien au contraire. C’est d’ailleurs en vertu de cet attachement, en vertu du fait qu’il ne veut pas le quitter, qu’il ne veut pas bouger, en quelque sorte, que le nomade est contraint de voyager à travers ce territoire, suivant un circuit défini, planifié. De la même manière, l’écoute d’objets dématérialisés et leur consultation à l’aide de flux accessibles partout génèrent ce même possible piétinement de l’écoute. On peut écouter sa musique partout. Partout à chaque instant, on peut écouter la même musique. Le lieu indiffère, sa signature acoustique également. L’écoute nomade est une écoute captive d’un espace atopique qui peut, à loisir, produire, encore et encore, le même son, la même musique. Le nomadisme de l’écoute n’est donc pas un processus de diversification des expériences d’écoute, mais bien plus une tentative d’homogénéisation.

    Il faut donc être vigilant, tirer parti de la multitude de flux, les arpenter, les explorer, se déterritorialiser sans cesse. Il n’y pas un flux. Il y en a une profusion. L’espace virtuel est un immense delta où se perdent d’innombrables chenaux audibles se ramifiant à l’infini. Alors, on peut signer son passage, poser un caillou pour établir son territoire, en faire une constellation, mais il faut reprendre la route, ne pas faire du sur-place où, à l’infinité des possibilités, s’oppose une démarche tautologique qui cherche à reproduire, constamment, un même état, une même expérience d’écoute. Il faut donc être un voyageur infatigable de l’espace audible, à l’écoute des flux.

    François J. Bonnet
    publié dans MCD #73, “La numérisation du monde”, janv. / avril 2014

    François J. Bonnet est membre du Groupes de Recherches Musicales de l’INA, chargé de programmation et coordinateur pédagogique du parcours acousmatique et arts sonores. Il enseigne par ailleurs à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Son premier ouvrage, Les mots et les sons : un archipel sonore, paru en 2012 aux Éditions de l’Éclat est préfacé par Pierre Szendy.

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