le rôle de la main dans les nouvelles technologies
On pourrait dire, dans la continuité d’Aristote, qu’elle est douée de pensée. S’affairant discrètement, doctement, au-dessus d’une feuille de papier et désormais d’un écran, la main œuvre, opère, conçoit. Toutes ces actions répétées, ces mouvements syncopés, ces gestes du quotidien prouvent combien nous lui sommes redevables.
Même si les paléontologues s’accordent à dire qu’elle ne dispose pas de qualités particulières, exceptée son incroyable polyvalence (1), la main, plus qu’un prolongement, est également bien plus qu’un outil. Comme nous aurons loisir de le constater peu après, l’outil constitue une étape dans le long processus de libération de la main. De même, c’est sur elle que reposent aujourd’hui les principaux enjeux des technologies numériques, et notamment le tactile. Autour de cet organe si singulier s’est donc tracée la destinée technique de l’homme, et les appareils et programmes que nous utilisons désormais en tous lieux se recommandent toujours, quelque part, d’une main. Plus encore, c’est à son agilité hors norme, dans la libération du geste comme dans la contrainte du mouvement, à sa formidable capacité à s’adapter et à se jouer des contraintes que l’on doit l’éventail et la richesse des technologies dont nous disposons aujourd’hui pour communiquer, travailler et nous divertir.
Ainsi, il conviendrait d’analyser en quoi les technologies, et en particulier les technologies tactiles, pourraient constituer une étape supplémentaire vers la libération de la main. Car celle-ci est toujours, quelque part, au travail. La main œuvre, c’est d’ailleurs sans doute, à l’image de la citation d’Henri Focillon que nous avons choisie en préambule, sa principale destination. Ainsi, l’idée de vouloir libérer complètement la main peut parfois paraître saugrenue, notamment du fait que les technologies reposent sur l’extrême polyvalence de cet organe, et ce, même si l’interaction homme-machine passe progressivement de la contrainte mécanique du mouvement – par l’usage du clavier – à l’apparente liberté du geste – rendue possible grâce aux environnements tactiles.
Du clavier à l’écran : la main dans tous ses états
Nous souhaiterions ici en profiter pour développer ces deux aspects de l’action manipulante : entre liberté de mouvement et contrainte mécanique. De contrainte, il est souvent question notamment lorsqu’il s’agit de rappeler combien la main est sollicitée par l’exercice des claviers qui ont, depuis de nombreuses années, supplanté l’écriture manuscrite. Le standard de disposition des touches QWERTY, apparu sur les machines à écrire à la fin du XIXe siècle, avait pour objectif de contourner des problèmes d’ordre mécanique : étant donné que les tiges voisines se coinçaient régulièrement, les touches ont été délibérément écartées, et c’est ainsi qu’aujourd’hui encore, la configuration des claviers de modèles QWERTY et AZERTY pour les francophones (excepté le Québec) demeure contraignante et peu efficace (2).
Le passage d’une rangée de signes à l’autre suppose un écartement exagéré des doigts, voire un déplacement de la main, l’accès aux accentuations (pour le clavier français) est difficile, parfois même hasardeux. En résumé, l’usage du clavier suppose un travail soutenu de la main, et là encore, celle-ci résiste, se plie, s’adapte (3). Ainsi, en s’appuyant sur sa polyvalence et son extrême agilité, les claviers modernes et actuels la sollicitent tout particulièrement. C’est peut-être, entre autres choses, cette sur-sollicitation qui favorise l’émergence du tactile, lequel vise à concentrer l’action manipulante sur des tâches simplifiées.
Sur un clavier, les jeux de déplacement, le pivotement de la paume et la percussion mobilisent l’organe tout entier. Sur l’écran tactile, cette charge se concentre peu à peu sur la pulpe des doigts, faisant de cette zone précise l’enjeu capital des technologies à venir. Nous avons observé que les dispositifs classiques mettent à l’épreuve la main et par là-même sa capacité à s’accommoder de gestes peu ergonomiques. Au contraire, dégager une possibilité, c’est libérer partiellement d’autres zones dynamiques pour élever la main vers le geste (4). Alors que les périphériques traditionnels (claviers, souris, manettes de jeu) impliquent une résistance mécanique de la main, la promesse du tactile modifie sensiblement les interfaces hommes-machines afin que celles-ci soient commandées de manière plus souple.
Le modèle tactile : un nouveau paradigme de la relation homme-machine
Si le tactile promet de libérer la main en rendant son action plus discrète, les interfaces et les médiums reposant sur ce principe nécessitent quant à eux une modification des paradigmes traditionnels de la relation homme-machine. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, les tâches doivent être adaptées à cette nouvelle typologie manipulatoire, de même que le matériel; dès lors, il n’est pas étonnant de voir des appareils hybrides incluant une tablette et un clavier analogique. Le passage au tactile suppose par conséquent un ensemble de tâches adaptées, d’autres nécessitant toujours la présence de périphériques traditionnels.
Ainsi le tactile se réserve-t-il à un champ opératoire plus restreint, et s’exerce souvent au repos ou dans un contexte de détente. La mise à contribution de la main n’est donc plus, dans ce cas précis, axée uniquement sur l’accomplissement d’un travail — d’un travail, pourrait-on dire, en sous-main. Même si grâce aux progrès de l’ergonomie, aux évolutions conjointes des appareils et des systèmes, l’exercice de la main s’allège peu à peu, il est difficile de concevoir les Nouvelles Technologies sans que quelque part, sur un clavier, une souris ou une tablette, une main ne s’affaire.
C’est ainsi que le tactile introduit par touches discrètes un allègement sensible de la charge manuelle. Cela dit, il ne libère pas intégralement la main de sa fonction médiatrice et de la relation symbiotique qu’elle entretient avec les machines. Nous avons observé que l’action manipulante est à la base de la communication entre l’homme et la machine. Même si les programmes, par leur nature opératoire, visent à décharger la main d’un certain nombre de tâches — notamment les plus répétitives —, l’usage quotidien des appareils met sans cesse en jeu la disponibilité et la souplesse de l’organe manuel.
Pour revenir à nos toutes premières observations, les Nouvelles Technologies doivent beaucoup à la manipulation par le fait que celle-ci constitue un référentiel de premier plan pour l’élaboration des programmes. De près ou de loin, dans la contrainte ou dans le geste, la dimension archétypale de la main en fait, plus qu’un outil, un modèle pour le développement des technologies passées et à venir. Mais alors, quelles seront les futures formes d’interaction entre l’humain et la machine si, comme dans le cas du tactile, l’intervention de la main se fait discrète ? Au-delà de l’écran, est-il possible d’envisager des modes opératoires d’où la main serait exclue (5) ?
Après le contact, l’empreinte
Si la tactilité suppose l’intimité d’un toucher, elle suggère également la présence d’une trace. Pour paraphraser Georges Didi-Huberman, une forme devient une contre-forme, se renverse, par application (6). À l’image de l’empreinte digitale, l’action tactile est avant tout le dépôt d’une image et l’apparition de son double renversé. Il est légitime dans ce cas de se demander comment l’écran sans épaisseur peut-il advenir et comment l’homme pourrait ainsi caresser l’intérieur de la machine ? On pourrait également se questionner, à juste titre, sur le rôle que pourrait tenir la main, sachant que l’enjeu réside aujourd’hui dans son extrémité, où l’effleurement succède peu à peu à la percussion.
Comme nous l’avons esquissé plus tôt, la promesse du tactile est immense. En effet, le glissement progressif d’une action contrainte vers la liberté du geste implique un double enjeu : celui d’un dépassement mécanique et moteur, puisque la main se dégage peu à peu des servilités entraînées par les périphériques traditionnels et celui, opérant au seuil de l’imaginaire, promettant une plus grande promiscuité avec les mondes virtuels. Nous le voyons, cette remise en question du rôle de la main par les dispositifs tactiles fait émerger de nombreuses questions quant aux limites de la technologie.
Ainsi que l’écrivait Paul Valéry, la résistance du solide est le fondement de l’action manipulante (7). Seulement, le tactile met en balance le rôle de la main avec l’évolution de techniques où les matériaux sont de plus en plus légers et compacts, et où les appareils se font toujours plus discrets. La technologie a elle-même écarté du vocabulaire toute notion de volume, de masse, de rugosité. Dans ce contexte, le rôle de la main, du moins celui que les technologies lui ont assigné, est en devenir. Cependant, si les environnements tactiles s’inscrivent dans cette tendance à l’immatérialité, rappelons également que le tactile est un mode opératoire émergent, et qu’à ce titre, il cohabite avec les périphériques traditionnels dont il serait bien hâtif de prédire la fin définitive. Car le propre d’une technologie avancée, écrivait Gilbert Simondon, n’est pas de s’automatiser (8) — libérant par là même l’organe en prenant en charge des procédures répétitives —, mais de demeurer ouverte. “Ouverte” pourrait signifier ici diverse, arbitraire (nous l’avons observé avec le clavier traditionnel) ou accomplie.
Par conséquent, supposer que la libération de la main soit l’étape décisive du progrès revient à exclure toutes les tentatives, les expériences et les objets qui font la diversité de l’offre technologique. Ainsi, il convient d’envisager les technologies tactiles comme une forme d’interaction et une expérience à part entière. Pour toutes ces raisons, le triomphe annoncé du tactile et la fin programmée des périphériques dits “analogiques” apparaissent aujourd’hui bien arbitraires : ce serait en effet dénier à la technologie ses multiples aspects, notamment cette part d’irrationnel dont parlait Lewis Mumford. En revanche, il est tout à fait possible d’imaginer que communiquer sans contact avec les machines soit, un jour, à portée de main.
Olivier Zattoni
publié dans MCD #73, “La numérisation du monde”, janv.-avril 2014
Illustrations : © Olivier Zattoni
Olivier Zattoni est doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Nice-Sophia Antipolis.
(1) En effet, André Leroi-Gourhan ne manqua pas de constater que : tout au long de son évolution, depuis les reptiles, l’homme apparaît comme l’héritier de celles d’entre les créatures qui ont échappé à la spécialisation […] de sorte qu’il est capable d’à peu près toutes les actions possibles […] et utiliser l’organe invraisemblablement archaïque qu’est dans son squelette la main pour des opérations dirigées par un cerveau surspécialisé dans la généralisation. Leroi-Gourhan, André. Le geste et la parole. Technique et langage. Paris, Albin Michel, 1964, p.168. [Nous soulignons].
(2) Cet exemple illustre un paradoxe dans l’évolution des techniques, dont certaines demeurent largement utilisées et ce, malgré leur obsolescence. D’ailleurs Lewis Mumford ne manque pas d’écrire à ce propos : les techniques et la civilisation, prises comme un tout, sont le résultat de choix humains, d’aptitudes et d’efforts, délibérés aussi bien qu’inconscients, souvent irrationnels, alors qu’en apparence ils sont objectifs et scientifiques. Mumford, Lewis. Technique et civilisation. Paris, Éditions du Seuil, 1950, p. 17.
(3) L’histoire nous montre que nonobstant sa capacité à se conformer et à se contraindre à un grand nombre de tâches, la libération progressive de la main est centrale dans le développement des techniques. Leroi-Gourhan en esquisse ici la chronologie : …à l’étape initiale la main nue est apte à des actions limitées en force ou en vitesse, mais infiniment diverses ; à la seconde étape, pour le palan comme pour le métier à tisser, un seul effet de la main est isolé et transporté dans la machine ; à la troisième étape, la création d’un système nerveux artificiel et rudimentaire restitue la programmation des mouvements. Leroi-Gourhan, André. Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes. Paris, Albin Michel, 1964, p. 43.
(4) Cette potentialité, qui caractérise la démarche technique, s’ancre profondément dans la genèse de ses objets. Gilbert Simodon écrit : …construire un objet technique est préparer une disponibilité. Simondon, Gilbert. Du mode d’existence des objets techniques. Paris. Aubier, 1959, p. 246. [Nous soulignons].
(5) Cette question d’un rapprochement ou d’une intimité entre l’homme et l’univers digital demeure : sommes-nous génétiquement codifiés pour l’au-delà virtuel ? Infatigable et inconscient explorateur, l’homme du XXIe siècle touche presque du doigt l’espace digital planqué derrière la vitre. Bliss de la Boissière, François. “Être plus : l’instinct interactif”, In Chronic’art, n° 70, 2011. Paris : Les Éditions réticulaires, p. 26.
(6) Cf. Didi-Huberman, Georges. La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte. Paris. Les Éditions de Minuit, 2008, p. 99.
(7) Cf. Valéry, Paul. “Discours aux Chirurgiens”. In Œuvres I. Paris. La Pléiade, 1960.
(8) Gilbert Simondon a bien montré comment le véritable perfectionnement d’un objet technique n’était pas du tout fonction de son degré d’automation — sorte de perfection interne de la machine —, mais, au contraire, de sa marge d’indétermination : de sa capacité à demeurer “ouvert”. Didi-Huberman, op.cit., p.34.