Né en 2012 en Autriche, le gibling est une monnaie communautaire distribuée par Punkaustria. Le gibling, qui appartient à tous ceux qui investissent ou aux entreprises individuelles, aux artistes, à tous les acteurs culturels et aux partenaires qui s’intéressent aux structures autonomes, s’utilise dans une cinquantaine d’institutions partenaires, implantées dans un contexte culturel et urbain à Vienne, Linz et Graz. En marge de son existence réelle en tant que monnaie d’échange, le gibling se transforme de plus en plus en œuvre d’art.
Monnaie communautaire
Le gibling en tant que tel est plus qu’une monnaie communautaire — il est à la fois une expérience et un système ouvert. Il se réfère d’un point de vue historique et idéologique aux monnaies régionales qui, en temps de crise, relient la valeur de l’argent à une valeur des marchandises et des services indépendante de la spéculation et ont pour rôle de renforcer l’économie locale. Comme on peut le lire sur Internet au sujet du gibling : les partenaires bénéficient d’une petite communauté, car en général de nombreux giblings sont en circulation. En opérant ce raccordement, le gibling n’a pas seulement pour but d’agir sur un plan régional, mais de s’adresser à une communauté suprarégionale, de renforcer les milieux artistiques et culturels dans un contexte plus large.
Le gibling table sur un flux réel de marchandises et de services à la base, mais il est cependant, d’après Franz Xaver, son inventeur et l’un des gérants de Punkaustria, une expérience sociale et pas une vision économique. En tant que monnaie communautaire, le gibling est en tout cas une invitation à un processus dynamique de la participation. Se servir du gibling comme moyen de paiement fonctionne — et cela a aujourd’hui du sens, en particulier en ce qui concerne les petits montants. Concrètement, cela se présente ainsi : sur la base d’un taux de change de 1:1 vis-à-vis de l’euro, la monnaie communautaire peut être changée chez Punkaustria et mise en circulation dans les différentes institutions partenaires, où elle est associée à diverses réductions.
De la même façon, le gibling peut être rééchangé, ou plus exactement doit l’être aussi de temps en temps, soit en euros soit en giblings du moment d’échange — car les billets sont entièrement reconçus chaque année et les anciennes coupures détruites par Punkaustria. Autrement dit : lors de leur rééchange, qui est permis durant encore quelques années, les giblings subissent de manière graduelle une perte de valeur exprimée en pourcentage, qui tombe à zéro au bout de cinq ans. Il n’y a donc pas de limitation en matière de quantité d’argent, mais de durée de la valeur dans le temps. Cette actualisation doit permettre à l’argent de rester en circulation, de faire en sorte qu’il ne soit pas stocké ou s’accumule ailleurs, bref qu’il ne soit pas possible de le faire fructifier mais qu’il reste principalement une unité d’échange. Pour garder les giblings en circulation, Punkaustria et ses utilisateurs doivent cependant rester relativement actifs, changer et rééchanger leurs devises sur place ou par la poste à plusieurs reprises — ce qui reflète d’une jolie façon le chemin emprunté par l’argent et ses raccordements universels au système.
Objets monétaires
Je suis moi-même une utilisatrice du gibling à mes heures. Dans les magasins qui apposent le slogan We accept gibling sur leur porte, j’accepte depuis peu avec plaisir qu’on me rende la monnaie en gibling (ce qui, en raison des efforts que cela représente en matière de comptabilité, n’est pas possible partout), que je dépense ensuite ailleurs à mon tour. En dehors de cela, la plupart du temps j’ai quelques billets dans mon portefeuille, et j’en conserverai certains comme objets de collection, presque comme objets monétaires réinventés chaque année. Comme j’ai pu le constater, d’autres personnes les collectionnent également, ce qui laisse à penser que le gibling a une valeur en tant qu’objet en soi.
En effet, le système du gibling ne peut pas être uniquement envisagé comme une expérience sociale et/ou de circulation monétaire. Il est ici question d’affirmer que l’art lui-même est transformé en monnaie, car des artistes se voient confier la conception des billets. Le premier tirage du gibling a été conçu par la Linzoise Oona Valarie. C’est Leo Schatzl qui a dessiné la seconde série de giblings, qui, à y regarder de plus près, évoque magnifiquement l’informe. Pour la troisième édition, 2014/2015, qui est donc la plus récente, c’est l’artiste viennoise Deborah Sengl qui a été engagée — tout compte fait, ce processus esthétique signifie que le gibling est en train de se muer en œuvre d’art.
Expérience du marché de l’art
Je retrouve également cette affirmation en épluchant la page d’accueil du site Internet dédié au gibling. On y parle là aussi d'”œuvres” d’artistes ou de “travaux à échanger”. Je trouve que c’est une qualité charmante et caractéristique du gibling qu’il ne puisse pas être acheté et vendu uniquement contre des euros en tant qu’œuvre d’art, mais que, pour ainsi dire, il s’insère au quotidien dans la circulation de marchandises et de services : la monnaie se transforme en œuvre d’art, l’œuvre d’art se transforme en monnaie et peut de cette façon redevenir liquide à tout moment. De plus, les billets de 500 giblings des deux dernières éditions sont également proposés sous forme de tirages artistiques. De la même manière que les coupures de 1, 2 et 5 giblings, ils sont pourvus de tous les insignes optiques propres à l’argent.
Le gibling n’est ainsi pas uniquement une œuvre d’art, il est aussi en soi une déclaration symbolico-esthétique, ambiguë et complexe vis-à-vis du monde de l’art : le gibling est-il aussi une déclaration subversive vis-à-vis de l’aspect spéculatif qu’ont en commun l’art et l’argent ? Punkaustria sait en tout cas, une fois passé le dernier délai d’échange des billets périmés, combien de giblings de l’édition concernée existent encore et peut ainsi après coup définir un nouveau nombre de tirages. Le gibling serait aussi une expérience du marché de l’art, du moins semble-t-il copier certains mécanismes du marché de l’art. La quantité de giblings aujourd’hui en circulation, d’après les chiffres disponibles en août 2014, et qui comprend les deux premières éditions ainsi que les tirages artistiques de billets de 500, s’élève à 16 000 giblings.
Revenons au point sensible de la spéculation. Ce que le marché de l’art fait, en doublant ou quadruplant des valeurs quasiment à partir de rien, le système capitaliste le fait habituellement de la même façon avec des sommes d’argent : c’est ainsi que les banques et les bourses parviennent avec des crédits et des actions à créer des sommes d’argent à partir de rien, de la confiance, en leur donnant une valeur qui, dirons-nous, se base une croyance plus ou moins fondée en la productivité économique existante.
Givecoin : Yes, let’s fuck the money
Fait remarquable, Punkaustria s’est lancé au début de l’année dans les monnaies cryptées et a créé le givecoin, en dépit de son intention de départ de s’inscrire dans l’économie réelle. À l’instar du célèbre bitcoin, les monnaies cryptées constituent une monnaie communautaire digitale ainsi qu’un système monétaire parallèle, qui ne se base plus seulement sur la puissance de calcul, la participation et la spéculation — elles ne font plus commerce avec rien, ou plutôt, avec le point le plus sensible du système capitaliste, la pure croyance quasi-religieuse, détachée de l’économie réelle, en l’argent ou en son abstraction.
Avec pour slogan Yes, let’s fuck the money, Punkaustria a désormais sa propre monnaie cryptée, le givecoin, qui se positionne au moins de façon systémique vis-à-vis du bitcoin : il s’agit là encore d’une approche expérimentale et l’on souhaite aussi, en ce qui concerne les monnaies cryptées, miser sur un système ouvert de l’élargissement discursif. Certes, les monnaies cryptées sont également un système parallèle, mais de par leur pensée spéculative, elles vont totalement à l’encontre d’une monnaie régionale, qui dans son utilisation concrète en tant que système de bons d’achat ne veut ou ne doit pas réaliser d’opérations commerciales lors desquelles l’argent commence à travailler lui-même.
Entre expérience sociale et abstraction du “coin”
Qu’est-ce donc que le gibling ? C’est pour moi tout compte fait un cadre de référence monétaire ouvert, qui renvoie certes à certaines références historiques, mais qui navigue singulièrement entre système de bons d’achat, argent, expérience sociale, art et abstraction du “coin”. Le gibling est une offre à plusieurs niveaux, un dispositif expérimental et en tant que tel une prise de position critique en soi. Dans l’esprit du croisement classique du travail d’initiative et artistique, il est à la fois une offre et une contestation. Avec son initiative pratique de l’agir, de la participation et de la production de canaux de pensée, il s’insère également dans une posture dont se réclament de nombreux artistes, celle de la protestation en tant que première nouvelle forme d’art du XXIème siècle (1), toutefois sans tomber dans des mécanismes de contestation sans portée critique.
On pourrait faire remarquer qu’il ne parvient pas vraiment à choisir ce qu’il désire être. Cependant sa force réside dans cette indéfinition. Afin de souligner cette affirmation, j’emprunte quelques notions et idées fondamentales à Bruno Latour (2) : selon sa pensée, les choses sont aujourd’hui des constructions mélangées — plus les affaires ont été séparées de manière rationnelle en surface, plus elles forment sous la surface des hybrides, des collectifs à partir de faits en mouvement et de matters of concern largement laissés de côté. En tant qu’entité à la fois matérielle et immatérielle, l’argent se prête bien à une refonte de la conception d’une histoire hybride des idées, des valeurs pratiques, factuelles, et d’un propre “récit d’importance”. Vu sous cet angle, le gibling peut effectivement agréger ces nombreux aspects et s’améliorer grâce à un collectif disparate d’idées et de faits qui n’a pas d’utilité première.
Il est à la fois concret et symbolique, il constitue une matérialité qui lui est propre, émane du système monétaire régional de Silvio Gesell cité plus haut, mais non pas pour suivre cette idée et ses applications tout à fait critiquables, mais pour s’approcher d’une accumulation de choses supplémentaires, d’un deuxième système de participation socio-alternative, d’une posture d’autonomie, d’un troisième système artistique, qui exprime une résistance esthético-symbolique, et d’un quatrième système de monnaie cryptée qui est presque aussi éloigné des monnaies régionales que le sont les petites coupures de giblings de l’édition artistique du billet de 500. Dans cette optique, l’argent se transforme en quelque chose d’autre, peut-être en un récit en mouvement qui lui est propre, peut-être en un quasi-objet d’art (3), c’est-à-dire un collectif de contestation et d’art au sens latourien, peut-être même en une nouvelle histoire des idées du don ou de la dépense (4).
Il semble qu’une forte intention soit à la base du gibling, il ne définit pourtant rien comme achevé mais s’oppose, ajoute, reste ouvert, est en évolution. Une telle initiative est en vogue en temps de crise, offre un nouveau regard, met à jour des mécanismes et porte aussi parfois d’étranges bourgeons médiatiques : c’est ainsi que le gibling a été médiatisé à l’occasion de la crise chypriote par la chaîne de télévision nationale ORF. Lorsque les Chypriotes n’ont soudain plus pu retirer d’argent dans les distributeurs de billets en 2013, la filiale de Punkaustria est soudain devenue un interlocuteur prisé, au côté de la banque nationale autrichienne, pour les questions liées aux alternatives à la monnaie. Assez absurde. En attendant, on pouvait investir avec le gibling dans une boisson au Café Strom du Linzer Stattwerkstatt, lieu de naissance du gibling et lieu de résidence de Punkaustria. Cela reste évidemment toujours possible. Les choses et les urgences changent parfois très vite.
Tanja Brandmayr
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / févr. 2015
Visuels: Gibling 2014. Design : Deborah Sengl. Photo: D.R.
(1) Citation de Peter Weibel.
(2) Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991)
(3) Le terme de “quasi-objet d’art” est une réaction sémantique inspirée par le concept latourien de “quasi-objet”.
(4) NDT : le mot gibling est formé à partir de la racine Gib, qui évoque à la fois les verbes geben (donner) et ausgeben (dépenser).