Inscription à la newsletter

    L’infosphère proximale

    quelques notions de technoéthique numérique

     

    La numérisation du monde est sans aucun doute le plus important fait de civilisation actuellement en cours d’accomplissement. La numérisation de l’existence humaine n’est pas exactement la même chose, car d’un point de vue philosophique il ne suffit pas de dire que nous vivons dans un monde numérisé, qui serait un environnement particulier, il faut se demander si, et à quel point, et avec quelles conséquences, nous sommes numérisés.

    Le numérique, sujet philosophique
    L’impression que laissent les deux dernières décennies est que nous subissons l’innovation numérique, avec délices pour certains et avec regret pour quelques autres, mais dans tous les cas nous la subissons. Nous avons certes choisi les équipements que nous utilisons, mais lorsque tout le monde choisit en même temps la même chose, lorsque tout le monde développe les mêmes besoins qui n’étaient pas imaginés auparavant, on peut se poser des questions. Certains de mes collègues en sciences humaines ont l’explication : c’est à cause du complot capitaliste qui nous oblige à consommer et nous manipule. Je suggère de reprendre le problème autrement, au niveau éthique, au niveau des micro-expériences ordinaires des personnes humaines.

    Avec cette méthode, on dispose de bien moins de réponses. Mais on peut avoir le sentiment qu’on parle de la véritable réalité, on parle de ce qui se passe dans la relation intime quotidienne avec les objets technologiques — téléphone, ordinateur, console de jeu, mais aussi voiture ou équipement domestique high-tech. Rien à voir avec les discours officiels et institutionnels sur le numérique, notamment ceux de politiciens qui veulent tout réguler, mais ne savent pas comment on prononce “iPad” parce qu’ils n’en ont jamais entendu parler dans leur vraie vie. Si d’un autre côté on est aussi agacé par le battage médiatique des firmes qui lancent les produits techno comme des shampoings ou des desserts, on a une bonne perception, je crois, de la manière dont les questions de fond sur la mutation numérique ont tendance à s’engluer dans le bruit sociétal ambiant. Pour les récupérer, il faut, me semble-t-il, s’attaquer à la dimension micro-éthique du numérique contemporain.

    La constitution d’une technoéthique
    Dans la seconde moitié du 20ème siècle s’est constituée, quasiment en même temps aux États-Unis et en Europe, une philosophie de la technologie qui est maintenant un domaine spécifique dans le monde universitaire (Mitcham, 1994). Depuis quelques années, ce domaine est travaillé par la question de réintégrer ou pas des questions proprement éthiques, des questions de valeur ou même de morale, ce qu’on appelle une approche “normative” (Heikkerö, 2012). La demande sociale sur les mutations technologiques va plus loin qu’une demande d’interprétation, elle est une demande d’évaluation, de normes, personnelles et collectives. Pour produire une analyse des valeurs, ou pour analyser des questions d’acceptabilité, pour faire de l’éthique, il importe d’établir ce qu’on appelle une ontologie, c’est-à-dire un repérage des entités existantes et impliquées dans de potentielles relations.

    La philosophie de l’environnement et celle de la technologie sont en train de mettre au point des ontologies assez radicalement différentes de celle qu’utilise couramment l’Occidental moyen. Pour la technologie, c’est l’idée de réseau impliquant des acteurs humains et non-humains (eux-mêmes matériels ou non) qui s’est imposée à partir la sociologie des sciences, ou alors la notion assez comparable d’entités hybrides. L’espèce que nous sommes, Homo Sapiens Technologicus (Puech, 2008) est composé d’individus hybrides, qui ont hybridé leur physiologie et leur psychologie d’humains avec des prothèses de tout type (lunettes, dents artificielles, vaccins et médicaments, stimulateurs cardiaques, mais aussi terminaux de communication téléphonique et informatique, et ressources informationnelles stockées sur tout support, papier, numérique, et de plus en plus en ligne).

    En s’appuyant sur de l’innovation ontologique (la notion d’infosphère en fait partie), le projet du domaine émergent appelé “technoéthique” est de produire une réflexion spécifique pour les nombreuses situations inédites de la modernité (Lupiccini & Adell, 2008) : les décisions bioéthiques devant lesquelles nous placent les nouvelles technologies médicales, la relation avec des ordinateurs, les nouveaux médias et notamment ceux qu’on dit “sociaux”, les questions de soutenabilité (écologique, économique, sociale) de nos options technologiques et des comportements qui en dépendent, les nouvelles façons d’éduquer, mais aussi de faire la guerre, la surveillance généralisée, les OGM et nanotechnologies, les fantasmes transhumanistes d’humanité augmentée…

    La proximité avec les objets numériques, du silex au silicium
    Nous vivons dans un monde de significations, un monde interprété. Nous n’entendons pas des bruits crissants, écrivait Merleau-Ponty, nous entendons des pas sur le gravier, et éventuellement nous entendons un membre de la famille qui rentre à la maison. Autour du corps humain percevant fonctionne une sorte de sphère interprétative, qui à tout moment constitue un monde dans lequel nous savons nous orienter parce que nous lui trouvons un sens. C’est avec cette méthode que Don Ihde a étudié la manière dont les objets technologiques structurent et orientent nos journées, depuis la sonnerie du réveil, en passant par la préparation d’un repas, les déplacements, les communications, etc. (Ihde, 1990).

    Le monde dans lequel nous vivons est une technosphère, et ce n’est en rien une aberration pour les humains. Les murs peints de la caverne, la chaleur du feu et celle des vêtements, l’environnement sonore de la parole et de la musique (toutes deux des techniques humaines), l’odeur du repas qui mijote et la multitude des objets fabriqués et à fabriquer constituaient la sphère existentielle des humains néolithiques. Chacune de ses dimensions se prolonge jusqu’à nous. Être humain signifie déployer autour de soi une technosphère et y vivre d’une manière qui est unique. Les autres formes de vie sont “sauvages”, éminemment respectables, mais pas humaines. Il faut préciser cette expression. Être humain ce n’est pas seulement déployer une technosphère et y vivre au sens d’y subsister, s’y trouver, plus ou moins par hasard, mais c’est essentiellement habiter le monde, et en l’occurrence habiter la technosphère. Habiter signifie avoir tissé des liens fonctionnels qui sont des liens de signification et d’attachement à un environnement.

    La naturalité de la technologie pour l’être humain ne tient pas au fait que nous la fabriquons, mais au fait que nous l’habitons, c’est-à-dire que nous créons avec notre technosphère une relation de familiarité fonctionnelle de tous les instants, qui outre ses dimensions matérielles utilitaires possède de complexes significations psychologiques, émotionnelles, symboliques, et éthiques. Les humains habitent (au sens philosophiquement le plus fort) naturellement la technosphère, quelle qu’elle soit, basée sur le silex ou sur… le silicium. Ils peuvent s’épanouir dans cet environnement, et seulement dans cet environnement ils peuvent s’épanouir en tant qu’humain. La notion d’épanouissement d’une forme de vie (flourishing en anglais) vient de l’éthique environnementale et elle a fait jonction avec la notion de « vie bonne » qu’utilise l’éthique appliquée pour parler du bonheur ou des formes de vie les plus souhaitables pour un humain. La technosphère est le lieu d’épanouissement naturel de l’humain en tant qu’humain. L’idée est moins étrange si on la prend avec un peu de rigueur : elle ne signifie pas que la technosphère suffit à l’épanouissement humain ni qu’elle le produit directement.

    Examinons la technosphère particulière des humains contemporains (dans les pays industrialisés). Elle est partiellement matérielle (habitat, innombrables objets) et partiellement immatérielle, composée des contenus numériques qui sont accessibles via certains de ces objets matériels. Parmi les objets matériels naturels qui nous “entourent” figure notre propre corps, et dans ce corps un cerveau qui est lui-même un objet de traitement de l’information. Ces parties centrales de la technosphère, notre corps, notre cerveau, notre mental, nous les “sommes”, avec plus ou moins d’intensité — comme une sorte de gradient dans la sphère du soi : je suis plus mon visage que mes pieds, par exemple, et plus ma langue maternelle que l’équation de l’attraction universelle, même si ces deux contenus informationnels font partie de la sphère du moi. La partie de la technosphère qui prime aujourd’hui est l’infosphère, la sphère des contenus informationnels, qui même lorsque leur lieu de stockage et de traitement est naturel (le cerveau) sont des entités techniquement engendrées (la langue maternelle, les équations de la physique, mais aussi les formes culturelles complexes des émotions, liées à une culture, et bien entendu les systèmes de valeur). Le soi est entouré d’une infosphère et celle-ci est de plus en plus numérique sur les périphéries (Clark, 2003). Le soi en est le centre, un centre lui-même largement informationnel (le mental), qui “tourne” sur un “hardware” biologique.

    Les notions de technosphère ou d’infosphère ne décrivent donc pas du tout une Matrice externe qui serait contrôlante et déterminante, qui nous manipulerait ou nous tromperait, mais elles évoquent de manière plus neutre un environnement, matériel et informationnel, qui crée les conditions de la vie humaine. La numérisation récente de la technosphère, qui fait toute l’importance actuelle et grandissante de l’infosphère, est l’élément de nouveauté qui me semble le plus important aujourd’hui et qui constitue une disruption à plusieurs niveaux.

    Le numérique ne constitue pas une technosphère du même type que les techniques de la pierre taillée ou celles de l’agriculture, qui ont accompagné l’essentiel du développement de l’humanité. La ligne d’évolution concernée est le langage, l’échange informationnel qui nous a fait décoller à partir du silex, et l’électronique est l’étape actuelle de cette ligne d’évolution, l’étape silicium. Le numérique cumule ainsi les effets des révolutions informationnelles précédentes, il utilise en les propulsant vers une nouvelle puissance les capacités originaires du langage, de l’écriture (même si c’est du code qu’on écrit), et de l’imprimerie. Pourtant, comme les autres évolutions de la technosphère, le numérique constitue un ensemble de moyens et pas une fin en soi. Il incarne même l’essence de la technologie, qui est un potentiel et un potentiel pour l’humain : Si l’essence de la technologie est de tout rendre facilement accessible et optimisable alors l’Internet est le moyen technologique parfait (Dreyfus, 2001: 1-2).

    Mais c’est au niveau de l’interaction individuelle avec des technologies particulières que se déroule l’essentiel du processus d’humanisation dans la technosphère, selon les approches qui me semblent les plus prometteuses. Le maître en est le philosophe Albert Borgmann. Il analyse la manière dont certaines activités techniques, comme la cuisine pour préparer un repas, par exemple, peuvent être des foyers de sens et de constitution de la valeur humaine, individuelle et partagée. Il les appelle des activités et technologies “focales” et les oppose aux activités et objets purement utilitaires et commerciaux, les produits de consommation courante, ce qu’on appelle commodities en anglais (Borgmann, 1984). Une perte massive d’authenticité dans la vie contemporaine est due à la “commodification » de la vie courante, lorsqu’elle ne consiste qu’à faire fonctionner des instruments qui sont des produits de consommation courante. Inspiré par Heidegger, mais beaucoup moins technophobe que lui, Borgmann essaie de décrire le sursaut éthique, la prise de conscience, qui nous permettrait de nous réapproprier les potentiels de la technosphère au lieu de simplement les faire fonctionner. Sans qu’on ait à suivre ni à évaluer le détail des solutions particulières qu’il propose, ses méthodes s’appliquent à l’infosphère et elles aident à mieux comprendre les questions posées par la proximité existentielle du numérique aujourd’hui.

    L’infosphère proximale et sa valeur
    Une première infosphère, dans la technosphère actuelle, peut être dite “distale”, c’est-à-dire lointaine, à distance. Cette distance est celle du cloud et des serveurs distants qui font fonctionner les liens électroniques. Le lieu particulier d’où opère la technosphère distale est un lieu d’un nouveau type, le global. Connectée à l’infosphère distale, l’infosphère proximale est par définition celle qui est proche du soi, de la personne humaine, et même comme nous l’avons dit qui en constitue, en son centre, une partie (informationnelle). Pour l’humain industrialisé moderne, le téléphone mobile et le micro-ordinateur connecté sont les supports matériels de l’infosphère proximale. Les logiciels et données utilisés quotidiennement sur ces outils, les mails et pages personnelles, les réseaux socionumériques et les sites Web favoris, sont les éléments informationnels usuels de l’infosphère proximale. Mais la carte de crédit dans notre portefeuille et tous les micro-supports électroniques, passifs ou actifs, actuels et à venir, sont autant de points de présence de l’infosphère proximale, dans la proximité physique du corps et dans la proximité existentielle du soi.

    La propriété spécifique de cette infosphère est justement sa proximité existentielle, qui est à la fois proximité physique, proximité mentale, proximité émotionnelle. Une étape majeure a été franchie par la diminution de taille des outils numériques : après le high-tech, le small-tech (Hawk et al. (eds), 2008). Une écologie nouvelle des accès au numérique est en train d’apparaître, en conséquence de la portabilité puis de la portabilité-vestimentaire (wearability) des outils numériques. À l’intérieur de méta-réseaux, la technosphère globale (serveurs et relais notamment) et l’infosphère globale, qui sont l’écosystème numérique global, se développent des écosystèmes numériques locaux. Mais à la différence de leurs homologues naturels, les écosystèmes numériques locaux ne sont pas composés d’une multitude d’espèces et d’organismes individuels, ils sont centrés autour d’un individu d’une seule espèce, une personne humaine.

    C’est ainsi que l’infosphère, la nouvelle forme, numérique, de la technosphère constitue notre nouvel environnement existentiel. Elle est le médiateur des interactions avec le monde, “derrière” les systèmes sensoriel et moteur qui opèrent l’interface primaire. Pour parler avec un autre humain j’utilise des organes naturels, ceux de la voix et de l’ouïe, éventuellement complétés par la vue, les comportements gestuels produits et perçus, etc. Mais cette sphère de médiation avec le monde et les autres intègre maintenant un lien numérique, via un micro et un clavier, un écran, et de nombreux objets numériques intermédiaires.

    Même la conversation “présentielle” (dans la vie réelle) est médiatisée par l’infosphère, car c’est le plus souvent par la mise en contact de nos infosphères que nous avons organisé la rencontre “physique” qui nous permet de discuter, et cette conversation aura probablement des suites dans l’infosphère : un sms de remerciement, un mail de suite pour avancer sur un projet, une actualisation sur un réseau socionumérique, ou l’organisation dans l’infosphère d’une autre rencontre dans le monde physique. La proximité des autres, et notamment de ceux qui nous sont chers ou importants, à quelque titre que ce soit, est médiatisée par l’infosphère. La proximité vécue dans et par l’infosphère est donc profondément humaine et elle correspond à ces potentiels d’humanisation et d’épanouissement qui caractérisent, nous l’avons vu, les technosphères. Elle constitue l’interface privilégiée avec le monde, dans la gestion du temps et de l’espace, des relations avec les autres, de la mémoire et des projets, de la consommation commerciale et de la vie professionnelle.

    Sur de nombreuses questions, le discours courant qui dévalorise à la fois les technologies numériques et l'”individualisme” me semble être une stratégie de défense par laquelle les pouvoirs institués résistent à l’émergence de nouvelles valeurs et surtout de nouveaux potentiels d’action, issus de la médiation directe et en réseau entre des individus qui s’épanouissent à l’intérieur d’infosphères proximales de plus en plus riches, non pas seulement quantitativement, mais qualitativement, en un sens culturel et même éthique — un empowerment numérique à très large spectre.

    Deux phénomènes nouveaux donnent une idée particulièrement claire de ces potentiels. Le premier est la conversation virtuelle permanente, le fait que dans l’infosphère nous sommes en conversation continue avec un certain nombre d’humains, qui peuvent être distants (physiquement, mais aussi socialement). Nous pouvons à tout moment reprendre la parole dans cette conversation en cours, par un sms, un message sur un réseau quelconque, sans qu’il soit besoin d’initier et de clore rituellement la conversation comme lors d’un appel téléphonique traditionnel.

    Avoir toujours quelqu’un à qui parler, ou plus exactement, être toujours en train de parler, virtuellement, à un ensemble de personnes choisies, c’est une donnée existentielle structurante et d’un type nouveau pour les humains — même si comme tous les potentiels humains, elle a aussi ses pathologies (Ess 2009, Turkle 2011). Le second phénomène remarquable est la proximité du global, via les connexions numériques, par lesquelles nous vivons au croisement de flux qui ignorent les divisions géographiques et politiques qui sont encore la principale structure du monde réel. Les sensibilités politiques, mais aussi écologiques, en sont profondément modifiées et des potentiels politiques peut-être enfin soutenables sont en train de naître dans la connexion des infosphères. La motivation politique, mais aussi et surtout les motivations écologiques, et, plus profondément, éthiques, qui aujourd’hui en prennent le relais, s’alimentent dans un nouveau type de ressentis, d’émotions, d’apprentissages et de valeurs dont le lieu est l’infosphère proximale (Rifkin 2009, Castells 2012).

    Soin de soi et sagesse dans l’environnement numérique
    Pour quelle raison la montée en puissance d’une infosphère proximale représente-t-elle un potentiel éthique si puissant et si positif ? Pourquoi penser qu’elle échappe largement aux déterminations économiques (le profit que cherchent les marchands de technologie) et idéologiques (la stupidification que cherchent les médias) et les remplace par un potentiel d’action authentique ? Je voudrais citer deux raisons : (1) technologies et médiations sont désormais identiques, et (2) l’infosphère proximale est attachement-pertinente.

    (1) Les technologies sont des médias, c’est pour cette raison que notre technosphère est d’abord une infosphère communicationnelle. Les travaux récents sur une éthique de la médiation technologique (Verbeek 2011, Van den Eede 2012) explorent l’intermédiation permanente de nos expériences du monde, des autres et de nous-mêmes, à travers (au sens propre) les technologies contemporaines. Il faut d’abord réinterpréter la technosphère en tant qu’outil de médiation. Même l’automobile, la technologie centrale de l’ère industrielle récente, est un instrument de médiation physique et sociale, médiations enchevêtrées, à la fois dans les fonctions de transport des personnes et les capacités sociales que cela confère, mais aussi dans la fonction symbolique de prestige social. Les technologies sont depuis longtemps vécues dans le monde des signes, les sociologues nous le disaient (Ervin Goffman, Bruno Latour). Mais il y a plus dans la médiation généralisée qu’apporte le numérique. L’idée d’infosphère proximale essaie de saisir ce phénomène par lequel la médiation ubiquitaire (présente partout, en tout lieu) et pervasive (présente partout, à l’intérieur de tout) des technologies numériques ni ne “double” ni ne “parasite” le monde réel, mais aménage nos accès et constitue notre interface avec le monde réel.

    (2) Il faut comprendre ensuite que l’infosphère proximale est attachement-pertinente, c’est-à-dire qu’elle relève des mécanismes psychologiques et existentiels décrits par la théorie de l’attachement (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Attachement). Dans sa version existante, la théorie de l’attachement ne s’intéresse qu’aux relations entre êtres humains, où elle étudie la formation d’un lien entre l’enfant et son donneur de soin (care giver) : le lien d’attachement, qui est essentiel à la constitution psychologique de la personne humaine, et qui est notamment destiné à lui procurer une base de sécurité lui permettant d’explorer le monde, de s’épanouir. On peut le plus souvent appliquer point par point le schéma “attachementiste” des interactions mère/enfant dans les divers contextes de la technosphère proximale, particulièrement à propos du smartphone, qui apparaît ainsi comme à la fois le principal outil d’accès à l’infosphère proximale et le principal objet (numérique) d’attachement. Comme dans les autres relations d’attachement, la relative “addiction” qu’il crée est essentiellement une relation de réconfort virtuel en arrière-plan, qui permet d’explorer le monde et de s’épanouir comme une personne humaine. On ouvre ainsi la voie à une interprétation technoéthique de la réassurance et du réconfort dans les micro-expériences de la technosphère et de l’infosphère. Elle est là et elle fonctionne bien, au bout de mes doigts : retirer de l’argent au distributeur (technosphère), regarder si on a un nouveau mail (infosphère), ce sont autant de micro-réassurances qui permettent d’avancer.

    Dans ses derniers travaux, Michel Foucault développait la question éthique décisive (et oubliée) du souci de soi en s’intéressant à ce qu’il appelait les “techniques de soi” (Foucault, 1994). Ces éléments sont aujourd’hui repris (Dorrestjin, 2012) à propos des technologies contemporaines et de leurs potentiels de constitution du soi, notamment en reprenant le mécanisme que Foucault a mis au jour : la possibilité pour un sujet de se constituer de manière “résistive” (Puech, 2008) en se réappropriant les potentiels (éventuellement technologiques) qui lui sont fournis par un contexte de domination. Sur cette voie, on peut concevoir une forme de sagesse numérique, qui serait l’effort de constitution de soi par la médiation d’une infosphère proximale que le soi investit réellement, dans une recherche d’authenticité, d’autonomie et d’harmonie, qui n’a rien à envier aux formes anciennes d’épanouissement de la personne humaine, bien au contraire.

    Michel Puech
    publié dans MCD #73, “La numérisation du monde”, janv.-avril 2014

    Michel Puech est Maître de conférences en Philosophie à l’Université Paris-Sorbonne, et est également membre et chercheur associé de l’Équipe ETOS (Éthique, Technologies, Organisations, Société), rattaché à Télécom École de Management, Institut Mines-Télécom.

    Articles similaires