le “Je” entre en jeu
Depuis trop longtemps les médias ne savent plus où donner de la tête. Qui les regarde, les lit ou les écoute ? Avec quoi ? Comment ? Et d’où ? Démunis, les acteurs du petit écran le sont pour le moins. Parallèlement, on constate que l’Internet accélère une démultiplication des auteurs, que le statut d’auteur n’a jamais été autant sollicité. Bien sûr, ce n’est pas aussi simple.
Les nouveaux médias qui annoncent que chaque internaute publiant ses impressions sur la toile par un post ou une vidéo (sans parler des weblogs ou de Flickr) peut se prétendre “l’Auteur d’un instant“, sont les mêmes qui déposent des droits sur les gestes de leur tablette ou songent à breveter le vivant. Le concept d’auteur est-il remis en cause pour le meilleur et pour le pire ? Non, bien sûr. Mais l’auteur-spectateur n’est rien de moins que le nouveau spectateur. Alors que le roman projetait son imagination, le cinéma et la TV son esprit, Internet et les autres dispositifs narratifs d’aujourd’hui projettent son corps. Il doit cliquer et être actif… Mais l’auteur de ces dispositifs sera-t-il assez convaincant pour engager ses spectateurs dans l’aventure ?
Le “Cinéma”, qui a déjà explosé lorsque le spectateur est sorti de la salle obscure pour entrer dans les salles d’expositions, nous a fait rêver d’un expanded cinema, d’une immersion totale dans nos désirs d’images. Aujourd’hui, le cinéma est le monde, le film est sur tous les écrans, de Piccadilly Circus à notre smartphone, des PC portables aux affiches Decaux, de la tablette Apple aux lunettes Sony. Il était normal que l’auteur implose. Enfin, pas l’auteur en tant que tel, mais ses périmètres de compétences ! Car si les réseaux et le web remportent la mise par un nomadisme fabriqué et une ubiquité promise (connexion aux réseaux et virtualité des postures), à l’heure où les grands médias essaient de rasseoir leur prépondérance avec le grand rêve de la télé connectée et des applications propriétaires, on peut se demander pour quel contenu !
Il y a le grand œuvre qui agite le landernau télévisuel : le web-doc et sa petite sœur la web-série. Alter ego au doc-fiction, ce produit audiovisuel et multimédia propose au spectateur d’être lui-même l’acteur de son immersion multimédia dans un sujet. Qu’ils parlent d’un événement d’actualité, de problèmes de pays lointains, d’une révolution improbable, d’un thème de société aiguë, d’un fait historique, d’une plongée au cœur d’un système mafieux ou très high-tech, ces web-docs immergent leurs spectateurs au cœur même de l’enquête journalistique dont il (le spectateur) devient le héros. Comme l’enquêteur, le spectateur doit faire des choix, prendre des options, mener son enquête, pas à pas, avec le risque de tomber dans une ornière ou de passer à côté de quelque chose d’important. L’auteur tient alors la main de son spectateur qui se substitue à lui pour écrire son propre voyage. Certains proposent même de remettre de la fiction jouée au milieu des témoignages, documents, archives, notes manuscrites qui forment l’interface du tableau de bord soumis au spectateur. Parfois ces interfaces ont carrément à voir avec les tableaux d’enquête des séries policières avec photos des délits et des protagonistes. Reliées par des flèches et des annotations, ces photos deviennent des vidéos. À travers ces programmes cross-media, c’est à notre spectateur de tisser les liens d’une dramaturgie annoncée.
En 2011 Arte met en place sur le web une fiction interactive, Addicts (1). Dans cette fiction née d’un atelier d’écriture de Lydia Hervel (2) et des rêves de jeunes d’une citée Bordelaise, Les Aubiers, cornaqués par l’écrivain-cinéaste Vincent Ravalec (3), les acteurs sont aussi les auteurs et les personnages. Sont-ils les spectateurs ? Oui, si l’on imagine que le cinéma touche cette frange de la population très jeune. La navigation proposée, épisode après épisode, raconte une histoire dont le public devient aussi l’acteur et le réalisateur : une histoire de quartier qui tourne à l’embrouille. Le spectateur joue sa propre histoire et les acteurs leur vie. Chaque épisode propose de suivre différents protagonistes sur une timeline. On peut suivre les interrogatoires de la police : Saad qui sort de prison, Djibril styliste de banlieue, Thalya gérante de cyber-café et Damien père tranquille endetté… Et là commence le jeu de rôle.
Comme s’il était derrière les écrans de caméras de surveillance ou dans une émission de télé-réalité, le visiteur suit dans l’ordre qu’il veut les péripéties de ces jeunes d’une cité. Outre une interface qui aurait gagné en sobriété, Addicts avait certainement le désir de rendre “addicts” les spectateurs de cette aventure qui reste un succès partiel (349 806 vues cumulées ?!). Dans ce genre de cross-média, tout est étudié : chaque clics, la popularité des personnages, la fidélisation, le top des épisodes (16 de 10 minutes chacun). Quoi qu’on en pense, Addicts a essuyé les plâtres (beaucoup d’épisodes, plus longs que les autres web-séries, plus chers aussi) et nous a permis de constater que même une œuvre narrative non linéaire (écrite à plusieurs mains) pouvait introduire une interactivité fictionnelle propre à chaque spectateur et au monde qui s’accorde à ses réalités.
La version “linéaire” du programme, en film TV, livrée à Arte… se révéla fort indigeste. Le financement de ce genre de programme est ardu et les implications des diffuseurs (très démunis face aux comportements de leurs publics) pas vraiment claires. Dès lors, de telles aventures s’avèrent souvent sans lendemain au profit de web-séries très courtes, avec plus de gags comme Visiteur du Futur, ou encore de web-docs sur l’affaire Clearstream, moins chers et plus universels dans une économie mondialisée aux financements erratiques ! Arte reste néanmoins la pionnière du genre. La chaine franco-allemande n’est-elle pas de toutes les expériences. Avant Addicts, elle se lança avec Le Louvre dans un audacieux projet de web TV culturel puis dans le web-doc avec de belles réussites (Gaza-Sderot ou Prison Valley). Jérôme Clément (l’ex-président d’Arte) n’avait-il pas dit qu’Internet n’était pas qu’un média, mais aussi un espace de création. Alors on rêve des résultats qu’Arte, l’INA, France Télévision ou un autre établissement publique pourraient tirer d’un programme de création qui, sur les traces des Ateliers de recherche et de créations de l’ORTF de Pierre Schaeffer, serait livré à de nouveaux auteurs et à de nouvelles écritures. On rêve de programmes cross-médias qui, entre TV et documentaire, entre fiction et Internet, changeraient nos habitudes et démontreraient de nouveaux usages à nos désirs d’images.
Une création comme le Tulse Luper Suitcases de Peter Greenaway est le précurseur de cette narration nouvelle. Débutée il y a 10 ans hors du réseau, cette saga ne s’est raccrochée que très récemment à l’Internet. L’utilisation par Greenaway des différents médias (films, TV, CD Rom, DVD, Internet, exposition et livres) et des technologies de pointe du cinéma numérique nous propulse vers un cinéma total (4). Tulse Luper Suitcases est la preuve que c’est à de grands auteurs que doivent aussi parler ces nouveaux programmes non seulement expérimentaux, mais expérimentables (Lynch, Godard…). C’est vers de véritables programmes transmédias et expérimentables que le spectateur doit être emporté. Au cinéma, à la télévision, sur Internet, dans les jeux vidéos, les productions de demain doivent s’écrire sur tous ces registres afin que le “Je” du spectateur entre en jeu.
Car le “Je” est l’enjeu du cinéma de demain (les jeux vidéo nous le montrent depuis longtemps). Le jeu dans les web-docs étant avant tout celui du spectateur de ce cinéma qui substitue à notre regard de spectateur un monde qui s’accorde à notre désir d’expérimenter une aventure, qu’elle soit fictionnelle, documentaire, géographique, historique, artistique, dramatique, poétique… Aujourd’hui ces nouveaux médias proposent aux créateurs de relever le challenge… de mettre leurs spectateurs, non seulement dans leur peau, mais en plus de leur faire vivre leurs incertitudes d’auteur. Reste à savoir si le spectateur (dont la ménagère de moins de 50 ans) est prêt à tisser lui-même les liens de ces nouvelles écritures… les auteurs, eux, le sont.
Jean-Jacques Gay
(1) Addicts est la première web-fiction d’Arte, co-produite par Mascaret Films. > http://addicts.arte.tv
(2) > http://lefilmdulac.blogs.sudouest.fr/
(3) Réalisateur entre autres du film Le cantique de la Racaille.
(4) > www.tulselupernetwork.com/basis.html
(5) Entendons par cinéma, toute narration audiovisuelle d’auteur.