une artiste pour animaux voyeurs
Est-ce que visionner des séries télévisées est aussi naturel que manger des bananes ? L’artiste vidéo Rachel Mayeri explore la fiction inter-espèces et ce que cela signifie que d’être un animal (humain).
Au beau milieu d’Apes as Family (“Des grands singes pour famille”), une sorte de série télévisée que Rachel Mayeri a réalisée pour les chimpanzés du zoo d’Édimbourg, on aperçoit l’artiste caméra à la main. Nous la regardons en train d’observer les chimpanzés tandis qu’eux-mêmes regardent son film — un “signe” clair que l’œuvre va bien au-delà d’une série inter-espèces, même si c’est intrigant. Mayeri fait partie d’un groupe important d’artistes contemporains qui, attentifs aux critiques féministes de la science et de la médecine, font de l’art avec des êtres vivants non-humains. Dans des œuvres qui vont d’installations à l’utilisation des nouveaux médias en passant par des interventions sociales, des artistes comme Kathy High, Natalie Jeremijenko, Gail Wight et Rachel Mayeri ont créé des zones imaginatives de communication inter-espèces. Le travail de Mayeri se distingue par une double fascination pour la culture animale et pour la culture télévisuelle humaine, assorti d’un humour au second degré.
Apes as Family fait partie d’une série d’installations vidéo que Mayeri nomme Primate Cinema. Le premier volet de la série, Baboons as Friends (“Des babouins comme amis”, 2007), juxtaposait des images de recherche sur les babouins filmés dans la nature avec celles de la reconstitution des interactions entre les babouins reproduites par des humains. La primatologue Deborah Forster, collaboratrice de longue date de Mayeri, a fourni les images de recherche et narre, avec délectation, l’action centrée sur la sexualité. Elle souligne les alliances et les trahisons tandis que les mâles sont en compétition pour attirer l’attention des femmes/femelles des deux côtés de l’écran. Mayeri a imaginé sa transposition de la société de babouins dans la sphère humaine comme un ensemble d’histoires semblables à celles de la série télévisée à succès Friends. Il s’agit là d’un rappel saisissant et probant que les humains sont des grands singes.
Dans le second volet de la série, How to Act Like an Animal (“Comment agir comme un animal”, 2009), les acteurs humains recréent l’action montrée dans un documentaire du National Geographic sur un groupe de chimpanzés étudiés par la célèbre primatologue Jane Goodall. Dans l’extrait choisi par Mayeri pour la reconstitution, les chimpanzés chassent et mangent un singe colobe, le déchiquetant membre après membre. Les chimpanzés restent sérieux et impitoyables tandis qu’ils dépècent le singe hurlant. Les acteurs humains étudient la scène macabre, puis improvisent leur propre version. C’est émotionnellement et physiquement dérangeant : ils sautent à quatre pattes autour de leur “victime” tout en mâchouillant un chandail. Mais les efforts des acteurs pour comprendre les chimpanzés, tout comme leur incapacité à égaler la cruauté de ces derniers, donnent la mesure de l’empathie humaine et sont autant de rappels de la complexité des sentiments humains au regard de notre animalité.
Apes as Family continue la série de fictions inter-espèces. Bénéficiant du soutien du Wellcome Trust, Mayeri a travaillé pendant un an avec Sarah-Jane Vick, une spécialiste de la psychologie comparée, montrant différentes vidéos aux chimpanzés du zoo d’Édimbourg. L’idée centrale découle de pratiques banales dans les zoos : les singes s’ennuient en captivité alors de nombreux zoos leur offrent des télévisions. Mayeri et Vick ont mené un genre d’étude d’impact Nielsen appliquée aux chimpanzés pour comprendre leurs préférences en matière de divertissement. Mayeri écrit : Les chimpanzés, une espèce intelligente et sociale, ont besoin, comme nous, de se surveiller mutuellement pour maintenir une bonne entente. Connaître le statut d’autrui, son humeur, ses relations et sa disponibilité sexuelle (les bases de Facebook) est important pour la vie sociale. L’attrait compulsif pour l’observation de ses semblables est sans doute un instinct primaire chez les grands singes, à la base de notre intérêt pour les histoires de relations sociales, que ce soit directement ou par le biais d’enregistrements.
Cela paraît simple, mais l’installation vidéo de Mayeri, résultant de son année de recherche, entremêle la curiosité des chimpanzés et celle des humains de manière très étrange. Pour cette fiction destinée aux résidents du zoo, elle est partie de l’histoire d’un chimpanzé étranger qui rencontre une troupe sédentaire — une situation assurément spectaculaire dans la vie sauvage. Ceci a été filmé avec des acteurs humains déguisés en chimpanzés qui mêlent les actions “humaines”, comme regarder la télévision, à un comportement “chimpanzé”, comme jeter de la nourriture. On y trouve des films dans le film : un singe qui zappe entre les chaînes regarde une animation avec un scientifique et un singe de laboratoire qui eux-mêmes regardent un documentaire sur des singes sauvages. Au moment où Mayeri apparaît, pointant sa caméra sur les grands singes en cage, on se demande si elle ne s’identifie pas elle-même au chimpanzé étranger, essayant se faire une place.
La facilité de Mayeri à circuler entre l’art et la science a une origine familiale. Elle est la fille du neurobiologiste Earl Mayeri et de la céramiste Beverly Howard Mayeri, qui avaient tous deux suivi une formation en zoologie — ils se sont d’ailleurs rencontrés dans un cours sur le comportement animal. Il se peut que l’exposition précoce de Rachel à des vidéos de recherche scientifique, comparées à la télévision grand public de son enfance dans les années 1970, l’ait sensibilisée au langage conventionnel de son médium. Son travail attire toujours les spectateurs par le biais d’une histoire pour leur demander ensuite de réfléchir au fait qu’ils aient été happés par ses intrigues.
Mayeri travaille actuellement, dans une autre collaboration avec Forster, sur un nouveau volet de Primate Cinema basé sur la vie de la primatologue Alison Jolly. Une visite de leur studio révèle des murs couverts de “Post-Its” et de minuscules dessins esquissant une histoire de la primatologie. Forster était présente pour les étapes importantes — elle a étudié avec Shirley Strum qui, à partir de ses travaux sur les babouins, a remis en cause la manière dont la primatologie était utilisée pour conforter des stéréotypes dans les sociétés humaines. Mayeri et Forster sont du genre à terminent les phrases l’une de l’autre et ce film est leur projet le plus ambitieux à ce jour.
Mais Mayeri a également commencé à explorer différents aspects de “l’animalité” humaine avec des œuvres sur des thèmes scatologiques. The Life Cycle of Toxoplasma Gondii (“Le cycle de vie du Toxoplasme Gondii”, 2015), une installation vidéo en 29 canaux, utilise des vidéos circulant sur Internet pour raconter l’histoire d’un microbe que l’on trouve dans les excréments de chat. C’est du moins le sujet officiel : comme d’habitude, Mayeri raconte plus d’une histoire à la fois. Comme vous le savez peut-être, cette recherche étant devenue célèbre, le biologiste Jaroslav Flegr pense que le Toxoplasme Gondii colonise les cerveaux des souris et des humains pour déclencher chez eux une fascination pour les chats. Mayeri compare cet effet du microbiome, qui modifie le comportement humain au profit d’un protozoaire, à la puissance de l’Internet dans sa capacité de détournement de l’attention humaine. Quel que soit le sujet, l’approche narrative prismatique de Mayeri attire le public vers son travail parce qu’il est avant tout captivant.
Meredith Tromble
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016
> www.rachelmayeri.com