Quelles relations entre arts numériques et milieux dits empêchés ? Enfermement, empêchement, les mots sont forts et font instantanément penser aux travaux de Michel Foucault. Limitation, cloisonnement, frontières de l’espace, des espaces, ceux qui sont physiques mais aussi virtuels, émotionnels, relationnels; empêchés ou par la prison ou par la maladie.
Cet article aborde les questions relatives à différentes possibilités de décloisonnement : l’éveil (du réveil) des sens par le biais des arts numériques, mais aussi l’échange, les rencontres et les paroles. Il s’agit d’explorer les lieux d’enfermement qu’ils soient physiques ou mentaux et de tenter de les dépasser. Le propos n’est pas de montrer comment faire entrer l’art dans les prisons, les hôpitaux ou comment “éduquer” les publics empêchés dans une logique verticale de “savoir et de culture”, mais plutôt de comprendre comment les nouveaux médias questionnés par les artistes sont des outils pour ouvrir les espaces clos, pour bousculer les notions de corps empêchés et de corps performants…
DécaLab a fait un petit tour d’horizon des projets en prison, dans les hôpitaux, au-dehors, petit tour frustrant puisque nous avons découvert pléthore de projets à l’international. Nous avons détaillé certains projets récents menés en France dans un contexte soit institutionnel soit plus “activiste” pour pouvoir donner un panorama des possibles dans cette relation art numérique et lien social.
Le premier projet est celui mis en place par Tony Conrad : l’installation vidéo WIP (Women In Prison) en 2013. Dans cette œuvre, l’espace clos de la prison est à son tour inclus dans un autre espace fermé, celui de la galerie Greene Naftali à New York, par le biais de projections de films (plus de 6 heures tournées en 16mm dans les prisons de femmes ) en 1982-83. Le spectateur est immergé dans ce passé filmé tout en le maintenant dans le présent. Réalisé avec les artistes Tony Oursler et Mike Kelley, il est une vraie mise en abîme du milieu des prisons en nous permettant d’être voyeur (prisonnier ou gardien) de cet espace carcéral dans deux temporalités et deux spatialités différentes, le passé et le présent, et pourtant ici comme encastrées l’une dans l’autre.
Autre expérience mais cette fois-ci dans la prison en 1995 à Rennes, portée par la Station Arts Electroniques qui mettait en place à l’époque un festival et une programmation régulière de projections d’art vidéo dans des lieux culturels atypiques comme un cinéma porno ou un parking. L’idée était tout simplement de sortir des lieux de l’art pour atteindre des publics diversifiés en proposant des œuvres singulières. Dans ce contexte est née une collaboration avec la Centrale des femmes de Rennes, la plus grande prison pour femmes d’Europe accueillant les longues peines. Le projet s’est établi dans le cadre d’une convention avec la prison et le Théâtre National de Bretagne qui proposait aux prisonnières d’assister à des pièces de théâtre contemporain dans la prison. Une projection vidéo a été ainsi organisée en présence d’une partie des acteurs et des réalisateurs de la série télévisée de l’époque, Les Deschiens. Que dire de cette projection en situation carcérale ? Au moins deux choses.
Elle s’inscrivait d’abord dans une démarche de médiation culturelle visant à proposer des contenus culturels en présence d’artistes réels. Les prisonnières n’étaient pas toutes férues d’art contemporain, loin s’en faut mais le public assistant aux pièces de théâtre était nombreux. La compagnie de théâtre des Deschiens, fort du succès de la série télévisée, a attiré une grande partie des femmes. Elles sont venues voir les acteurs “en vrai”.
En proposant des contenus culturels dans des prisons, on entend souvent des discours descendants, certes généreux mais toujours pilotés par ceux qui disent savoir, ceux qui viennent apporter la culture exigeante à ceux qui n’ont pas les moyens d’y accéder. Cette médiation verticale s’est inversée lors de cette projection : le public qui suivait les épisodes de la série sur Canal + n’était plus le récepteur de contenus venus de l’extérieur, mais les émetteurs de messages en direction des acteurs. La vie des acteurs était interrogée, mais celle de la prison était aussi le sujet de la discussion. Un second renversement symbolique s’opérait : la télévision est souvent présentée comme une “fenêtre ouverte sur le monde” alors qu’elle devenait ici une sorte de boite noire, instaurant des barrières entre ceux qui sont “à l’intérieur” et leur public. Les barrières mentales devenaient tangibles à l’intérieur même de cette prison.
Après les Deschiens, il était question d’inviter des vidéastes, des performers, de mettre en place des installations. L’optique n’était pas seulement de donner l’occasion à un public d’accéder à des contenus culturels, c’était surtout de se servir de la culture numérique comme d’un outil et pas comme finalité en soi. Mais, hélas, les moyens n’ont pas suivi.
C’est souvent grâce aux initiatives d’artistes que naissent des projets dans les milieux dits empêchés. Des projets activistes, au croisement de l’art et du design, pour lesquels certaines institutions collaborent comme ici avec le metteur en scène Nicolas Slawny, l’artiste numérique Antonin Fourneau, et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD).
Les Ekluz, fabrique culturelle et numérique à Paris dans le 10ème arrondissement partageant un même bâtiment avec un Centre d’Hébergement d’Emmaüs ont été le point de rencontre entre Nicolas Slawny et Antonin Fourneau. Antonin Fourneau s’est greffé au projet initialisé par Nicolas Slawny dans le cadre de ses collaborations avec Emmaüs (1) et l’association Planète Emergences, projets de mixité sociale dans un cadre artistique comme ces apéros-opéras dans un cadre qui n’est pas celui du théâtre, mais dans des lieux atypiques et, comme le dit le metteur en scène, pourquoi pas dans une laverie puisque ce qui compte c’est bien de parler à tous les publics.
Il a imaginé des ateliers d’expressions avec des personnes en grande précarité et recueilli paroles et images et leur a ouvert les champs peu sollicités des espaces mentaux comme le politique, la philosophie, et la poésie… Il s’agissait d’associer un mot ou une image à une lettre de l’alphabet, un ABCd’erres que le metteur en scène a voulu voir évoluer avec le numérique pour profiter de la force du mariage nouvelles technologies / création numérique / spectacle vivant.
Antonin Fourneau avait réalisé un workshop aux Ekluz avec des étudiants. Il les avait invités à penser un projet d’attraction qu’ils pourraient présenter lors d’un prochain Eniarof (2), régi par un Dogme calqué sur le Dogme 95 du cinéma Danois (3) mais appliqué à la création d’une fête foraine. Une des règles du Dogme concerne Emmaüs : un ENIAROF doit forcément se réaliser dans un lieu où l’on peut trouver à moins d’une heure un Emmaüs ou équivalent (pour l’apport en matériaux). Tout objet emprunté aux Chiffonniers (Emmaüs) doit être rendu après sauf s’il y a eu un accord préalable (ex: dans le cas où l’objet doit être démonté et transformé).
Il était naturel que la rencontre se fasse entre les deux artistes. Antonin Fourneau a mis en place un groupe d’étudiants de l’EnsAD pour mettre en formes des objets interactifs nés des ateliers de l’ABCd’erres sans tomber dans le misérabilisme mais plutôt dans une approche animiste, numérique et magique pour retranscrire les témoignages audio durs, drôles, émouvants…
Chaque objet (26 sons pour 26 objets) sera augmenté d’une archive audio provenant des ateliers menés par Nicolas. L’accès au témoignage audio donnera lieu à une recherche pour marier intelligemment un objet avec ce qu’il véhicule — design, ergonomie, histoire et affordance — et un mode d’interaction. Une première monstration est prévue pour février 2014. La collaboration avec l’EnsAD est intéressante à plus d’un point, l’école a la particularité de former des étudiants capables de concevoir des concepts plus en marge d’un design établi. Sa spécificité est de former à la fois des artistes et des designers.
En dehors de ces pratiques plus militantes des artistes existent aussi des projets plus intégrés dans le cadre institutionnel. Art dans La Cité, association créée fin 1999, a développé de nombreux projets à l’international avec des artistes pour soutenir les malades dans ce milieu clos et difficile qu’est l’hôpital. Leurs projets artistiques ne sont pas tous numériques, mais, ici, le numérique permet d’accéder à des mondes virtuels et aide à communiquer avec les autres, à s’inventer des mondes pour mieux vivre la maladie et l’hôpital. Deux projets ont été développés en 2012 avec les artistes Nicolas Sordello et Raphaël Isdant et Hugo Verlinde pour les enfants hospitalisés.
Fenêtre sur chambre, dont le nom évoque instantanément le film de Hitchcock Fenêtre sur cour, a été mené par les artistes Nicolas Sordello et Raphaël Isdant (en lien avec le programme de Recherche EN-ER de l’EnsAD). C’est un réseau de fenêtres interactives ouvrant sur un monde virtuel. Ils permettent aux enfants de se rencontrer à distance (on a pu voir une petite fille japonaise converser avec une petite fille française, non pas par le biais de la langue, mais par le biais des origamis japonais). Les avatars sont là pour rompre l’isolement par la création d’une communauté active. Ce projet a été imaginé par Art dans la Cité pour les services d’oncohématologie pédiatriques (bulles stériles). Il a été entièrement financé par du mécénat privé et le Ministère de la Culture et accueilli par l’hôpital Trousseau.
L’autre projet Boréal, au nom aussi évocateur que celui de Fenêtre sur cour, a été imaginé par l’artiste Hugo Verlinde. Ici il s’agit non pas d’un projet communautaire, mais d’une œuvre d’art destinée aux salles de réveil après coma. Cette œuvre soutient le malade et ses proches dans un moment difficile.
La démarche a été inverse de Fenêtre sur cour : Art dans la Cité a été sollicitée par un chef de service de réanimation pour imaginer un projet artistique. Il s’agit d’un ciel étoilé s’animant en réponse à une présence sensible dans son entourage, suscitant ainsi un dialogue gestuel avec le spectateur/acteur, en créant un flux de particules colorées. Une œuvre intelligente et poétique. Cette année et en 2014, le projet Fenêtre sur cour sera développé dans une perspective artistique pour enrôler les enfants dans autre chose qu’un simple jeu vidéo.
Les initiatives auprès des enfants sont celles qui restent le plus nombreuses, car ce sont peut-être celles qui sont les plus faciles à mettre en place parce que l’enfant est “digital native”, ce qui facilite la mise en place d’un dispositif numérique auquel les enfants adhéreront de manière “naturelle”.
C’est d’ailleurs dans cet esprit que s’est créé le Living Lab du CHU de Sainte Justine au Canada dans la logique du “Do It Yourself”. Les Living Labs sont des lieux d’expérimentation, des lieux où des personnes vivent et testent, ici dans le contexte du milieu de l’hôpital, de nouvelles thérapies, de nouvelles manières de vivre l’hôpital au quotidien. Sainte Justine est le plus grand hôpital mère-enfant du Canada qui accueille un centre de recherche sur les arts numériques complètement adaptés aux populations d’enfants malades.
Ces lieux clos que sont les hôpitaux ont besoin, comme les prisons, de “casser” les murs pour imaginer d’autres espaces, ou tout du moins déjà d’agrandir ces mêmes espaces ou de pousser les murs des prisons qu’elles soient physiques ou mentales. Ici plus que d’art numérique, on peut parler de recherche par le design et de méthodologie de co-design impliquant les enfants. En dehors de la prison et de l’hôpital, il existe aussi d’autres types d’enfermement, celui qui sépare le monde de ceux que l’on nomme handicapés et les autres. Les artistes numériques interrogent notre société normée et la bousculent par des projets activistes ou plus ou moins intégrés dans l’institution.
Du côté des projets activistes (hacktivistes), il y a le projet Open Source de tracking oculaire intégrée dans des lunettes par un collectif d’artistes, ingénieurs, designers, pilotés par l’artiste Zachary Lieberman. L’artiste californien Tony Quan, connu sous le nom de Tempt One, a marqué le monde du graffiti dans les années 80-90 avant d’être totalement paralysé par une sclérose latérale amyotrophique. Pour communiquer, il ne lui reste plus que les mouvements de ses yeux. Un collectif mêlant artistes, ingénieurs, designers s’est mis au service de l’artiste pour que celui-ci privé de sa mobilité puisse renouer avec son art. Ce dispositif n’a coûté que quelques dizaines de dollars à fabriquer. Cet outil créé pour un artiste par des artistes détourne les technologies existantes pour s’adapter à la création même de l’artiste et contourner des offres commerciales trop chères.
Autre projet du côté des malentendants : l’initiative du groupe FUMUJ menée en 2010 est remarquable. Un autre type d’expérience en dehors des cadres normés de l’hôpital ou de la prison mais destinée à fusionner les publics. FUMUJ, avec l’aide de l’association orléanaise Labomédia qui a développé un système numérique de mise en relief du son permettant de déchiffrer en temps réel l’écriture musicale, a proposé une création multi-sensorielle vouée à mêler l’univers des sourds et celui des entendants.
Plus qu’un concert mêlant hip-hop, électro et rock, le public a vécu une expérience innovante où FUMUJ avait mis en place des dispositifs sensoriels tels que des récepteurs somesthésiques distribués au public pour ressentir les vibrations dans leurs mains, deux cheminées en plexiglas de 2,5 m de hauteur placées en salle dans la même optique, une vidéo interactive et une batterie lumineuse créées spécifiquement pour le spectacle. Tout cela avec la présence en direct d’un traducteur en langue des signes. Tous les publics ont alors vécu l’expérience d’une nouvelle lecture de la musique. Permettre de donner accès à la musique à ceux qui ne peuvent l’entendre mais qui ici l’écoutent et la voient, est une expérience intrigante et passionnante. Un pari réussi par le groupe FUMUJ.
Initiatives d’artistes activistes, de volontés inspirées du Do It Yourself ou bien projets plus institutionnels, tous sont porteurs d’espoirs en utilisant les nouvelles technologies comme ouvertures des sens, ouverture vers les autres… Il s’agit vraiment de décloisonner, de briser des frontières entre ceux qui sont dehors ceux qui sont dedans. J’utilise souvent ce mot décloisonner, car il reflète assez notre monde moderne avec sa capacité autant à monter des murs qu’à les défaire ou à les déplacer, les replacer au-delà des espaces physiques et mentaux.
Dans le champ de l’hôpital, il faut certainement aller encore plus loin dans le montage de ces projets et mener plus d’expérimentations avec des adultes, car elles sont encore rares. Les espaces clos restent des champs à investir davantage du côté des arts numériques. Les différentes situations de handicap sont aussi à explorer et permettraient certainement de créer plus de points de rencontre entre les différentes populations. Le milieu de la danse contemporaine est certainement l’art le plus en pointe sur ses mixités de publics et ses expériences numériques (espaces numériques, corps augmentés, etc.).
Au-delà des corps empêchés, on a pu voir aussi avec le projet de l’ABCd’erres et les projets menés en prison, que les esprits sont souvent empêchés aussi et que le numérique mis en tension par l’art aide à transgresser ces limites. Les difficultés économiques, mais pas seulement, sont sans doute aussi un frein à ces nouvelles expérimentations. L’apport de l’art n’est pas toujours compris par le corps médical, on peut d’ailleurs faire un parallèle à la difficulté d’y introduire l’art-thérapie. Il serait intéressant d’imaginer des collaborations public-privé pour développer ces champs ultra-prometteurs mais aussi de continuer dans cet esprit “Do It Yourself”, recyclage et participatif, qui permet d’imaginer d’autres possibles et d’autres alternatives.
Les collaborations arts, design et ingénierie permettent aussi de témoigner de ces expériences prometteuses en donnant lieu à des projets de recherche documentés qui laissent une mémoire de ces projets et de leurs intérêts. Ces créations encourageront le décloisonnement en questionnant les relations entre “dehors” et « dedans » permettant ainsi de débrider nos imaginaires !
Natacha Seignolles
publié dans MCD #72, “Création numérique & lien social”, oct./déc. 2013
Natacha Seignolles est directrice de DécaLab, agence d’innovation par l’art contemporain et le design exploratoire. > www.decalab.fr
(1) Nicolas Slawny collabore avec 2 centres d’hébergement Emmaüs : Le Centre d’hébergement d’urgence des Écluses Saint-Martin et le Centre Louvel Tessier.
(2) ENIAROF : projet de fête foraine revisitée à l’ère du numérique imaginé par l’artiste et monté en 2005, qui a fait le tour de France depuis et dont le 13eme volet sera les 8 et 9 novembre dans le cadre de Marseille Provence 2013 à Aix-en-Provence.
(3) Dogme 95 : mouvement cinématographique lancé en 1995 par des réalisateurs danois sous l’impulsion de Lars Von Trier et de Thomas Vinterberg.