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    D.A.V.E.

    Digital Art Vanishing Ecosystem

    Comment une archéologie du bug et la construction de machines dysfonctionnelles ou a-fonctionnelles rendent-elles compte des questions d’émergence et d’obsolescence, du rapport entre analogique et numérique, entre hardware et software, entre nouveaux média et média vintages ?

    Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968. Photo: D.R.

    Dans le cadre du programme d’archéologie des média P.A.M.A.L. de l’E.S.A.A., le projet de recherche D.A.V.E. (Digital Art Vanishing Ecosystem) (1) constitue le contre-point du projet H.A.L. dédié à la conservation des œuvres d’art médiatiques et numériques (2). Alors que ce dernier s’intéresse à la question de la pérennisation des dispositifs médiatiques, D.A.V.E. se préoccupe de ce qui ne perdure pas, aussi bien du côté de la création, de l’émergence des concepts et des formes, que de celui de la destruction, de l’obsolescence.

    Bien que leurs objectifs semblent opposés, H.A.L. et D.A.V.E. sont des partenaires complémentaires et indissociables. H.A.L. a besoin de D.A.V.E. En effet, comment comprendre la préservation d’un dispositif si l’on ne se prémunit pas contre les possibilités illimitées d’obsolescence ou d’émergence de phénomènes inattendus qui viendraient mettre en péril la pérennité espérée ? Comment H.A.L. peut-il envisager la question de la stabilité fonctionnelle si D.A.V.E. n’affronte pas celles de la dysfonction et du bug ?

    Comment s’y retrouver dans l’enchevêtrement des couches de hardware et de software que l’on met à jour dans l’archéologie d’une œuvre médiatique, si l’on ne dispose pas d’un appareillage visant à appréhender la dimension du wetware (3), ou encore la frontière, toujours mouvante, entre les registres de l’analogique et du digital. Inversement, D.A.V.E. a besoin de son alter-ego H.A.L.; de même, si la performance a pu acquérir son statut propre en lien avec la question du statut de l’objet d’art, les temps longs de l’histoire forment le paysage dans lequel les phénomènes évanescents s’inscrivent.

    Les trois champs de recherche de D.A.V.E.
    Tout d’abord, les questions d’émergence et d’obsolescence sont bien sûr liées à celle de la temporalité. En particulier, il s’agit d’envisager comment la réactivation de média anciens permet de mesurer leurs effets à l’aune des nouveaux média. Mais ce champ est très vaste et couvre aussi bien la question de la discontinuité dans l’histoire — l’un des thèmes de prédilection de l’archéologie du savoir (4) —, que celles de la répétition, des cycles de hype ou de Kondratiev (5), des bursts (6), de l’anachronisme, de l’irréversibilité, des inversions temporelles et autres anfractuosités, arythmies et échelles dont le spectre s’étend du performatif à la dimension historique de l’archive.

    Par ailleurs, en lien avec la stabilité fonctionnelle, sans laquelle il n’est pas de préservation possible des œuvres médiatiques, D.A.V.E. s’interroge sur les limites du fonctionnel, du modulaire. Par exemple, grâce à la production de machines médiatiques, le projet explore le bug, le glitch, le dysfonctionnel ou l’inutile. Ces expérimentations s’inscrivent dans le contexte des stratégies économiques ou industrielles et de leurs crises, ainsi que des usages et de leurs perversions.

    Enfin, D.A.V.E. aborde le rapport entre hardware et software, entre matériel et immatériel, ou encore, entre analogique et digital. Là encore, le champ est immense. Une des pistes concerne les interfaces neuronales, qui établissent une relation entre une “technologie wetware” datant de millions d’années et les représentations digitales contemporaines.

    Temporalité et place de l’artiste dans une archéologie des média
    D.A.V.E. s’intéresse donc aux phénomènes temporels mystérieux et contre-intuitifs. Peut-on, par exemple, concevoir une situation symétrique dans laquelle les phénomènes d’émergence et d’obsolescence se trouveraient sur un même pied d’égalité ? En inversant le film du temps, une obsolescence devient une émergence et réciproquement.

    Si on repère ici une certaine réversibilité, on peut aussi saisir que le passé serait aussi imprévisible que le futur. Situation étrange qui inverserait les perspectives : si la conservation préventive tente de réduire les incertitudes sur l’évolution future de l’écosystème d’une œuvre, comment appréhender des situations où ce n’est pas tant le futur qu’il s’agit de prédire, mais le passé ? La psychanalyse, par exemple, débouche sur le constat que le passé du sujet se construit plutôt qu’il ne se reconstruit. Le futur, lui, est marqué par le destin, ce “point aveugle” du sujet qui détermine la répétition à l’œuvre dans l’inconscient.

    Récemment, des chercheurs en digital humanities ont lancé un programme de recherche sur la reconstruction historique de la ville de Venise grâce aux big data (7). Il s’agit de simuler, à partir de modèles évolutifs et de données historiques partielles, les évolutions possibles de la ville depuis une époque révolue, selon des temporalités multiples. Les lignées historiques pour lesquelles la simulation reproduit la Venise contemporaine sont considérées comme acceptables. Il suffirait alors de sélectionner la ligne temporelle la plus probable pour avoir une reconstruction archivistique et médiatique de Venise possédant un certain degré de validité.

    Si la psychanalyse a tiré les leçons de l’échec inévitable de la reconstruction historique, en y décelant l’irréductibilité du désir du sujet et la fonction duplice de l’idéal, qu’adviendra-t-il de cette impossibilité dans le champ des digital humanities ? Pourront-elles faire la part des choses entre l’histoire officielle, réécriture voire véritable opération de marketing, et la multiplicité des points de vue des sujets non officiels, dont l’histoire a perdu la trace ?

    Un lien ténu se dévoile entre les big data, les temporalités mystérieuses chères à D.A.V.E. et l’archéologie des média. C’est en replaçant l’artiste en tant que sujet performatif au cœur de l’archéologie des média que l’on cernera l’impossibilité structurelle qui préside à ce domaine de recherche en devenir, impossibilité qui, peut-être, le fonde. Car, comme bien souvent, c’est l’assomption d’un impossible qui permet la fondation d’un nouveau champ d’investigation.

    La machine de Shannon, reconstitution exposée dans le cadre des “Lois de non-conservation” de Christophe Bruno, en 2010, au Centre Georges Pompidou, lors des Rencontres Internationales Paris-Berlin-Madrid. Photo: © Christophe Bruno

    Fonctionnel, dys-fonctionnel, a-fonctionnel
    Cerner les limites du fonctionnel à l’ère du numérique et des réseaux nous conduit inéluctablement vers les notions de bug et de glitch. Un article est consacré à l’archéologie du bug (8) et, dans le cadre de D.A.V.E., une installation a été réalisée (9). Dans cet article introductif, nous nous intéressons à un dispositif lié à l’absence de fonction, plutôt qu’à la notion de dysfonctionnement. Il s’agit de la Useless Machine de Claude Shannon.

    Le mathématicien américain Claude Elwood Shannon (1916-2001) est le fondateur de la théorie de l’information (10) et de la cryptographie. Notre ère digitale lui est largement redevable, car c’est à lui que l’on doit le terme de bit, quantité minimale d’information transmise par un message, unité de mesure de l’information. Mais Shannon est aussi connu pour ses nombreux hobbies, comme la jonglerie, la pratique du monocycle ou l’invention de machines farfelues comme cette Useless Machine, machine sans finalité appelée aussi Ultimate Machine, construite à partir d’une idée que Marvin Minsky, aujourd’hui spécialiste américain des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, eut en 1952.

    La machine est une boîte possédant un interrupteur bien visible. Lorsque l’on actionne l’interrupteur, une trappe s’ouvre sur le dessus de la boîte. Il en sort un bras articulé dont l’extrémité vient buter sur l’interrupteur pour le mettre en position arrêt. Le bras retourne alors rapidement dans la boîte et la trappe se referme. Ainsi, la seule fonction de cette interface homme-machine des plus élémentaires est de s’éteindre elle-même.

    Ce dispositif autiste se situe quelque part entre communication et non-communication, entre utilité et absence d’utilité et sa spécification, sa cause réside dans sa propre extinction, sorte de présentification mécanique d’une pulsion de mort. La symétrie manifeste entre “on” et “off”, “zéro” et “un”, pour faire référence à la notion de bit, ou encore entre création et destruction, met aussi en miroir l’homme et la machine, prêtant à cette dernière l’embryon d’une volonté d’autonomie.

    De manière étrange, une vague de “Machines Ultimes” a surgi sur YouTube vers 2010. À cette même époque, j’avais exposé un exemplaire dans le cadre de l’un de mes projets (11), et son inclusion dans le projet D.A.V.E. parut évidente. D’autres installations sont en cours de réalisation à l’E.S.A.A., dont cette machine est une des sources d’inspiration (12).

    Entre hardware et software.
    Les débuts de l’ère numérique nous avaient habitués à la transition apparemment inéluctable de l’économie matérielle vers l’ère de l’immatériel, comme au remplacement progressif des fonctions humaines par des logiciels de plus en plus sophistiqués. En réalité, le rapport entre le registre analogique et celui du digital est complexe et mouvant, comme en témoignent les divers mouvements artistiques et culturels dédiés aux questions de “re-matérialisation” ou de “post-digital”. De même, la frontière entre hardware et software est instable.

    Dans un processus inverse à celui de la dématérialisation, et peut-être moins remarqué, ce qui était software devient progressivement hardware. Il suffit de voir comment ce qui était autrefois un logiciel est devenu un service Web, puis une application mobile, pour se transformer finalement en nouveau hardware : Google Glasses, montres connectées, drones, etc. Les exemples ne manquent pas et la disparition complète du Personal Computer tel que nous le connaissons depuis plusieurs décennies, hardware unique qui contiendrait tous les softwares, semble se dessiner. Aujourd’hui, les logiciels s’incarnent dans de nouveaux organes, dessinant les prémices de ce que d’aucuns appellent le “post-humain”.

    À l’ère des réseaux, un autre exemple peut nous aider à prendre du recul par rapport à ces questions. Il est tiré d’une étude scientifique sur la notion d’”horizon informationnel” (13) et est lié à la notion de “force des liens faibles” (14), essentielle dans la théorie contemporaine des réseaux (15). Imaginez une personne cherchant à obtenir une information fraîche à partir du réseau de connaissances dans lequel il évolue. Selon le modèle des “liens faibles”, cette information viendra préférentiellement d’une connaissance qui n’appartient pas directement au groupe de connaissances proches de la personne, mais qui évolue dans communauté distante.

    La raison en est que dans la communauté immédiate, l’information est en quelque sorte saturée. La fonction que cette communauté incarne s’est stabilisée autour d’une circulation d’information où la nouveauté peine à émerger, tout y est devenu en grande partie prévisible. Dès lors, l’information fraîche n’y parvient que difficilement, et notre individu en mal d’hétérophilie, pour obtenir plus rapidement l’information neuve, va chercher à “re-cabler” son groupe d’amis afin d’inclure la source qui l’intéresse… jusqu’à ce que cette nouvelle communauté soit à son tour saturée.

    En interprétant le réseau de connaissance en terme de hardware et l’information qui y circule en terme de software, nous voyons que la structure hardware se modifie afin que le software, le module fonctionnel que constitue la communauté, puisse se réactualiser. Comme décrit précédemment, la couche immatérielle influe sur la structure de la couche matérielle.

    Ces questions sont à la croisée de plusieurs champs. Tout comme l’exemple de la reconstruction de la ville de Venise, elles établissent un pont entre les questions de préservation, d’archéologie des média, et celles de théories des réseaux et de big data. Elles permettent également d’envisager un lien avec la question du wetware et notamment celles des interfaces neuronales, objet de travail d’un des étudiants de l’E.S.A.A. (16).

    Christophe Bruno
    artiste et professeur à l’École Supérieure d’Art d’Avignon

    (1) D.A.V.E. est sous la direction de Christophe Bruno. Avec la participation des étudiants de l’E.S.A d’Avignon : Julien Baylac, Frédéric Boutié, Maelle Caro, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat, Philomene Dupleix, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler, Mona Forest, Chloé Tuboeuf. Consultant technique : Stéphane Bizet. La traduction française de l’acronyme est : Écosystème Volatile de l’Art Digital.

    (2) Cf. les articles de Morgane Stricot, Lionel Broye et Prune Galeazzi, p. 96-101 dans ce même numéro.

    (3) Le wetware est un terme construit par similarité avec ceux de hardware et du software pour évoquer les programmes sous-jacents à un organisme biologique, au sein du matériel génétique, des cellules ou du corps, le cerveau en particulier. Le terme aurait été forgé en 1987 par l’écrivain cyberpunk Michael Swanwick dans son roman Vacuum Flowers [Les fleurs du vide, Denoël / Présence du Futur, 1988. NDLR] et repris depuis par la théorie des média, notamment par Lovink (G.), Hardware, Software, Wetware, 17 juin 1996, www.nettime.org.

    (4) Foucault (M.), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

    (5) Voir mes récents projets sur http://christophebruno.com

    (6) Barabási (A.-L.), Bursts : The Hidden Pattern Behind Everything We Do, éd. Plume Books, 2011.

    (7) Kaplan (F.), Venice Time Machine, 2013, http://vtm.epfl.ch/

    (8) Bruno (C.), Guez (E.), “Une archéologie du bug”, p. 32- 35, dans ce numéro.

    (9) The Physical Impossibility of Bugs in the Mind of Someone Singing de Christophe Bruno, Laura Garrassin, Sylvain Goutailler. Ont également participé aux recherches préliminaires sur le bug : Frédéric Boutié, Mathilde Chassagneux, Juliette Dirat.

    (10) Shannon (C. E.), “A mathematical theory of communication”, The Bell System Technical Journal, Vol. 27, p. 379-423, 623-656, July, October, 1948.

    (11) Les lois de non-conservation de Christophe Bruno, 2010, http://cosmolalia.com/non-conservation-laws/

    (12) Claude Shannon’s Useless Machine, version formica vintage de Christophe Bruno, Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Marvin Minsky, Claude Shannon, Chloé Tuboeuf. Consultants : Stéphane Bizet, Lionel Broye. Fabrication initiale de la machine : Frédéric Lepeltier. La relation entre D.A.V.E (le volatil) et H.A.L (le conservable) a également donné lieu au projet DAVE vs HAL de Maelle Caro, Philomene Dupleix, Mona Forest, Chloé Tuboeuf.

    (13) Rosvall (M.), Information horizons in a complex world, Department of Physics, Umeå University, 2006. www.tp.umu.se/~rosvall/publications/rosvall-phd.pdf.

    (14) Granovetter (M.), “The Strength of Weak Ties: A Network Theory Revisited”, Sociological Theory 1, p. 201–233, 1983.

    (15) Barabási (A.-L.), Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means for Business, Science, and Everyday Life, 2è Ed., Plume Books, 2003.

    (16) Souvenir écran de Julien Baylac. Développement Arduino/Processing : Stéphane Bizet, Julien Baylac. Projet en cours de développement.

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