vue par Annie Abrahams, Martine Neddam et Julie Morel
Dans le Net art, préserver, montrer et médier sont indissociablement liés, car l’Internet, ce “lieu” (ou non-lieu) de l’exposition de l’œuvre, est aussi son médium. Or l’Internet change, les internautes aussi et les machines vieillissent (souvent mal). D’où la nécessité de documenter l’œuvre et de l’accompagner jusqu’à son dernier souffle.
Les pratiques artistiques qui, dans les années 1990, se montraient sur l’Internet, que ce soit par contrainte — absence de soutien institutionnel —, en réaction à l’institution ou tout simplement parce qu’elles n’en avaient plus besoin pour se diffuser ou rencontrer leur public (1), ne se préoccupaient pas de leur pérennité. Or, ces œuvres disparaissent petit à petit de notre paysage informatique. Les navigateurs sont mis à jour, les balises sont remplacées… menant inévitablement au non-fonctionnement de certains éléments.
Ainsi, les œuvres disparaissent avec le médium de leur exposition. Si l’on peut être tenté de penser que les artistes sont les personnes le plus à même de corriger les erreurs qui surviennent sur leurs pages Internet au fil des années, ce temps d’entretien vient empiéter sur le temps destiné à la création. Conservation et instauration ne sont pas toujours cumulables.
Les œuvres d’art Internet représentant un intérêt grandissant, il est logique de penser que leur préservation pourrait revenir à un réseau actif d’acteurs impliqués dans leur conservation, comme c’est déjà le cas dans le cinéma expérimental ou les films réalisés en Super 8. Mais, comment alors assurer la pérennité de ces œuvres dans le “lieu” de leur exposition ? Comment, tout au moins, rendre compte de son évolution et comment les transposer dans un espace d’exposition qui devient alors “autre” (Offline ou Online) ?
Sweet Dream / Julie Morel / du hard- et du software
Dans l’espace de la galerie, le visiteur de Sweet Dream, réalisée par Julie Morel en 2007, est invité à appuyer sur une touche de clavier d’ordinateur (“wake up” ou “sleep”) qui allume ou éteint une lampe installée à distance, au domicile de l’artiste. L’œuvre est donc physiquement présente dans l’espace usuel. Supposant l’utilisation d’Internet, l’œuvre est également présente au sein de cet espace-temps particulier, faisant alors du réseau lui-même, outre un composant fonctionnel, un médium. L’étude de Sweet Dream (1) soulève de nombreuses questions aussi bien pour la restauration que pour l’exposition d’œuvres à composantes numériques. En effet, comment identifier les risques présents et à venir dans ces œuvres dont les constituants sont sujets à obsolescence et dont le fonctionnement dépend d’un environnement particulier et autonome (ici, des touches de clavier, une carte Arduino, un Mac mini, Internet, etc.) ?
Le fonctionnement de Sweet Dream dépend d’un dispositif comprenant plusieurs matériels informatiques (hardware) ponctuant les différentes étapes que connait le signal, envoyé par les deux touches de clavier d’ordinateur à la lampe de chevet de l’artiste. Élaborer des axes de conservation-restauration pour cette œuvre implique de pleinement comprendre ces matériaux, matériels et composants afin de définir leur rôle au sein du dispositif. Chaque matériel est incorporé dans le dispositif par les soins de l’artiste et est en interrelation avec les autres. L’œuvre étant destinée à fonctionner, il est nécessaire de comprendre le dispositif technologique comme étant un point d’intervention crucial, bien que celui-ci ne soit pas visible par le spectateur.
Toutefois, Sweet Dream est non seulement une œuvre technologique, mais elle est aussi conceptuelle. Julie Morel s’intéresse particulièrement au caractère sensible des technologies : la textualité singulière des machines et les accidents qu’elles peuvent produire (2). Dès le ready-made, la forme sensible ne constitue plus un socle fiable à la signification. L’œuvre n’est plus ni strictement, ni intégralement identifiable à sa forme (3). C’est pourquoi l’étude de conservation-restauration doit porter ici sur l’ensemble du dispositif, y compris conceptuel, incluant la partie invisible qui se trouve au domicile de Julie Morel.
Je suis intervenue sur cette œuvre (4) afin de sécuriser le dispositif dans sa globalité. Les composants sont destinés à être manipulés et s’en retrouvent inévitablement fragilisés. Ce qui nous conduit immanquablement à la nécessité de composer des stocks de matériels de rechange en cas de panne ou de défaillance, avant que la production du matériel en question soit écoulée. Mais ici, comme chez tous les artistes de Net art, le hardware ne fait pas tout. Il faut aussi “porter” le code, afin de permettre au programme de Sweet Dream d’être compatible avec un plus grand nombre d’ordinateurs et de matériels. Issu du jargon des informaticiens, le “portage” est utilisé par le réseau des Médias Variables. L’œuvre est alors accompagnée dans son évolution informatique, jusqu’à un certain point…
Being Human / Annie Abrahams / des machines et des performances participatives
Annie Abrahams a produit des œuvres sur le Web depuis la moitié des années 1990. Ses œuvres sont donc concernées au premier chef par l’obsolescence technologique. Elles sont vouées à disparaître et Annie Abrahams en a pleinement conscience. Mais elle ne souhaite pas se pencher sur ce qui risque d’être détruit et/ou sur ce qui devrait être conservé : Je n’ai aucune envie de me pencher sur ce qui se détruit, ce qui doit être gardé, ce qui aura de la valeur après — je veux vivre dans le présent, avec les choses d’aujourd’hui — après, je ne serai plus là !, dit-elle.
Si la plupart des œuvres d’Annie Abrahams utilisent le réseau comme dispositif, elles sont surtout performatives. Chez Annie Abrahams, les machines ont également un corps. Aussi sont-elles bien plus proches de la performance, du théâtre, de la musique que de certaines œuvres à composantes technologiques, utilisant le réseau pour des fins différentes. En conséquence, l’exposition de ses œuvres et leur activation supposent des tactiques de préservation proches de celles développées autour des “time-based media” qui placent leur nature temporelle au premier plan de leur préservation (5). Leur préservation peut alors se présenter sous la forme d’un stockage de données, d’une base de données, ou encore d’une veille technologique. Le caractère participatif des œuvres d’Annie Abrahams fait qu’elles ne peuvent être préservées que sous la forme d’information et de documents. Ceux-ci ne permettent malheureusement pas de conserver l’œuvre dans son entièreté, mais ils protègent néanmoins les données qui participent à faire comprendre l’œuvre et qui composent son histoire.
Comme l’écrivent Stéphanie Elarbi et Ivan Clouteau, il faut d’abord accepter la nature éphémère de la plupart des œuvres électroniques et médiatiques. Archiver et documenter le transitoire semble un paradoxe, mais cette nécessité advient au moment où les technologies, à l’origine de ce transitoire, rendent cette pratique (de l’œuvre) possible (6). Ainsi, Being Human, accessible sur la page www.bram.org/, est présentée sous forme d’archive participative où nous pouvons pratiquer le site comme il était présenté en 2007, 2003 ou 1997. Cette archive précieuse nous permet d’observer Being Human dans sa globalité. L’œuvre peut donc être comprise comme un objet évolutif et changeant, suivant au fil du temps la créativité de l’artiste.
Mouchette, David Still, XiaoQian / Martine Neddam / prendre soin de son personnage
Le Net art a aussi ses classiques. Parmi eux, le site de Mouchette (7) propose un véritable millefeuille de pages Web liées les unes aux autres et présentant chacune une information à écouter, à lire ou encore à contempler. C’est une expérience à part entière où nous sommes invités à découvrir tout l’univers d’un personnage et à jouer avec lui. Mais voilà maintenant dix-huit ans que Mouchette a 13 ans. Que de mutations a connues cette pré-adolescente dans l’écosystème fluctuant de l’art et de l’Internet ! Martine Neddam fait partie du mouvement net.art et elle a produit de nombreuses créations sur le World Wide Web. Mais que reste-t-il aujourd’hui de Mouchette, David Still ou encore XiaoQian ? Ces personnages sont-ils voués à disparaître dans le cimetière de l’Internet?
L’Internet avant les années 2000 est un environnement contraignant si nous le comparons à celui d’aujourd’hui : un maximum d’informations devait être contenu dans très peu d’espace fichier (à hauteur de 20 kb) et il fallait procéder au codage des pages et des images pour les créer. Les contraintes liées aux balbutiements du Net étaient un moteur de créativité fort. Il s’agissait d’un véritable challenge : dire des choses avec très peu de moyens (fichier petits, bande passante réduite…), rappelle Martine Neddam.
Aujourd’hui, ajoute-t-elle, les internautes manquent de la curiosité nécessaire qui était très présente dans la pratique d’Internet. Cela demandait une pratique d’investigation : aller chercher les choses (liens cachés, sons, etc.). Les liens, gifs transparents, peuvent être activés si nous “tâtons” l’image pour chercher s’il y a des choses à voir. Maintenant, on ne sait rien du tout du mode de transmission des informations qui nous arrivent ! Qui sait, par exemple, combien de serveurs s’engagent sur une page Facebook ? Maintenant tout est dans le nuage. L’Internet a changé, l’internaute également, le pratiqueur des œuvres du réseau tout autant. Mouchette a traversé plusieurs époques du Web, celui des sites personnels, celui de la bulle Internet, celui du Web 2.0, celui de la mobilité.
Une œuvre de Net art est une expérience, de surcroît liée à un état d’esprit et à une époque. Les sites de Mouchette et de David Still sont imprégnés du style visuel propre à cette époque : oui, dit Martine Neddam, chaque artiste est un archéologue des média. Souvent on trouve un certain charme à faire un clin d’œil à des pratiques plus anciennes. L’ASCII par exemple : faire des images en ASCII c’est de l’archéologie des média puisqu’on l’utilisait avant le WWW, mais déjà sur Internet.
Archiver un site Internet est souvent, pour les artistes, une solution préférée à d’autres. Mais ce qui est stocké est un instantané de l’œuvre sur un support isolé de l’Internet. Archiver un site, c’est figer et décontextualiser. Ce même support de stockage est le reflet de la technologie numérique propre à une certaine époque et il est sujet lui aussi à l’obsolescence. Un site Internet est une expérience qu’il faut pratiquer et s’il fallait conserver quelque chose de ces œuvres, il serait alors nécessaire de conserver le contexte d’existence de l’œuvre : quels écrans permettent sa bonne réception ? Quels clavier et souris ? Ne faut-il pas considérer les conditions de réception de l’œuvre comme faisant partie intégrante de celle-ci ?
Les interfaces, comme les claviers, les souris, les écrans, le réseau, etc., deviennent difficiles à obtenir une fois leur production écoulée et très vite, avant même que ne se pose la question de la préservation de l’œuvre, disparaissent les stocks de matériels qui auraient permis d’activer l’œuvre au plus près de son environnement d’origine. Mais Martine Neddam pense l’archive autrement. Le site est encore en fonctionnement aujourd’hui. D’autres sites n’ont pas connu cette chance et disparaissent petit à petit, URL par URL. Préserver un site comme Mouchette suppose des actions permanentes (mise à jour des liens, animation bloquée par les navigateurs, réparation de scripts, etc.).
Les problèmes soulevés par l’entretien de l’œuvre sont intégrés dans le travail de Martine Neddam : avant, les images utilisées pour le site de Mouchette prenaient l’entièreté du fond d’écran qui était bien entendu plus réduit que les écrans d’aujourd’hui. C’est pourquoi maintenant l’image de fond de page est répétée en mosaïque pour combler la place disponible. Le site date de 1996. Mais cela fait 8 ans que je réfléchis à un mode d’archivage. Dois-je, par exemple, conserver une apparence vieillie et datée du site ? Le site vit également au travers de toutes ses versions, tout ça est un peu insaisissable ! Les contenus sont forcément modifiés. Les Orientaux détruisent pour reconstruire et nourrissent par là, de manière peut-être plus pérenne, la mémoire. Nous, les Occidentaux, nous souhaitons à tout prix conserver un état présumé original.
La pratique, dans le cas du Net.Art, est le plus important, mais aussi peut-être ce qui est le plus insaisissable. Lorsqu’une de mes œuvres dysfonctionne, dois-je tout laisser en place et ne pas essayer de la faire marcher ? Ou tout remplacer et la faire bien fonctionner ? Je réclame un droit au rafistolage, au bricolage de mes œuvres à l’instar d’un artiste comme Jean Tinguely. Il s’agit de conserver l’esprit sinon le concept ! (8). Mouchette est un site, mais c’est aussi un personnage qui traverse les années et qui doit, pour continuer d’exister, être soigné, réparé, bricolé. Le choix de Martine Neddam est ni celui de l’éphémérité de l’art, lié à cette idée que “l’art c’est la vie” comme chez Annie Abrahams, ni du fonctionnement à l’identique comme chez Julie Morel, animée par les impératifs de la galerie, mais celui d’un accompagnement, coûteux en temps et en énergie, de la “croissance” de l’œuvre. Grâce à ce soin apporté à l’œuvre, l’expérience de Mouchette est toujours possible.
Et après ?
Quel avenir se dessine pour les créations en ligne de Martine Neddam ? Il arrivera un jour où l’artiste ne pourra plus apporter le soin nécessaire à l’existence en ligne de son personnage. Lorsque l’artiste n’entretiendra plus ses œuvres, qui paiera l’enregistrement des noms de domaines, qui maintiendra les javascripts, etc. ? Et quand bien même ils seront pris en charge, car c’est là, in fine, le rôle des institutions muséales et patrimoniales, nous ne pouvons pas prédire l’évolution de l’Internet et du Web.
Martine Neddam a pensé à une solution (tout moins tant que l’Internet existera) : l’auto-archivage, avec le site About Mouchette (http://about.mouchette.org). Les données qui y sont stockées concernent principalement les actions et les expériences des utilisateurs et pratiqueurs du site de Mouchette. Elles concentrent l’ensemble des référencements, sans tri préalable, des modes d’activation du site : “les buveurs font partie du bar !”, puisque c’est avant tout la pratique de la page par les internautes qui est importante pour l’artiste.
Le Net art est créé et pensé pour un médium évolutif, l’Internet, ce qui implique immanquablement des modifications qui ne sont pas prévues à l’avance, ou maîtrisées. Les œuvres sont donc elles-mêmes évolutives, qu’elles soient portées, adaptées (Julie Morel), documentées (Annie Abrahams) ou archivées et accompagnées (Martine Neddam). Finalement, n’est-il pas juste question ici de continuer à pratiquer les œuvres de Net art pour les faire exister, même à une époque éloignée de leur création initiale ? Conserver une œuvre consisterait à la pratiquer, à permettre son expérimentation aussi longtemps que possible jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus en état de “fonctionner”.
Autant de questions qui demandent à ce que l’artiste (associé peut-être au conservateur-restaurateur) définisse la limite à partir de laquelle l’œuvre devra être considérée comme disparue. Il peut paraître paradoxal de confronter l’idée de disparition à la volonté de conservation. Bien souvent, des œuvres numériques sont actualisées informatiquement et esthétiquement pour pouvoir les présenter au public en état de fonctionnement. Une version “historique” de l’œuvre est alors conservée dans des réserves ou bien elle est présentée en exposition en même temps que la version actualisée. Également, la solution inverse existe, par exemple, lorsque les œuvres sont présentées “inertes” au public avec un document explicatif en complément de la présentation.
Ces solutions révèlent notre incapacité à accepter la disparition d’une œuvre, même quand celle-ci est, de par la nature de ses composants, prévue pour n’exister qu’un temps. Les objets numériques, pourtant créés en dehors de l’institution muséale, comme c’est le cas pour les œuvres du Net.Art, sont aujourd’hui rattrapés par le monde de l’art et de la conservation, qui leur insuffle un nouveau statut allant parfois à l’encontre de leur concept. Et si, pour les conserver, nous prenions le chemin naturel tracé par leur concept. Et si nous les pratiquions tout en les accompagnant le plus respectueusement possible vers leur disparition ?
Tiphaine Vialle
conservatrice-restauratrice, Tiphaine Vialle est diplômée du DNSEP
publié dans MCD #75, « Archéologie des médias », sept.-nov. 2014
(1) Bureaud (A.), Magnan (N.), Connexions, Art Réseaux média, guide de l’étudiant, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2002, p.16.
(2) Cf. le site de Julie Morel : www.incident.net
(3) Elarbi (S.) et Clouteau (I.), “Exposer et pérenniser l’œuvre contemporaine” in Technè n°24, C2RMF, 2006, p.69.
(4) Vialle (T.), La préservation d’œuvres d’art à composantes numériques, étude théorique et pratique. Sweet Dream de Julie Morel, mémoire de fin d’études, DNSEP option art mention conservation-restauration, École Supérieure d’Art d’Avignon, 2014.
(5) Cf. Laurenson (P.), Authenticity, Change and Loss in the Conservation of Time-Based Media Installations, Tate Papers Issue 6, 2006. Cf. aussi L’approche des médias variables par la Fondation Daniel Langlois. Depocas (A.). Préservation Numérique, la stratégie documentaire, 2002, www.fondation-langlois.org.
(6) Cf. Mahé (E.), L’ère post-média. Humanités digitales et Cultures numériques. Les pratiqueurs, Hermann, 2012.
(7) www.mouchette.org
(8) Neddam (M.), “Zen and the art of database maintenance”, in Dekker (A.), Archives2020, Sustainable Archiving of born-digital cultural content, Virtueel Platform, 2011.