une utopie de scientifique
Mathématique, topologie, géométrie, classification : science. Jonglage, équilibrisme, acrobatie : cirque. Johann Le Guillerm marie les deux sans faire de cirque mathématique, ni d’illustration scientifique. Il crée un univers qui transcende les deux.
Johann Le Guillerm est une des personnalités les plus singulières du cirque contemporain. Tout à la fois jongleur virtuose, équilibriste sur corde, acrobate et clown, il est issu de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque (1986-1989). Look médiéval punk, poulaines, longues nattes dans le dos et regard d’acier, le personnage est mutique, ponctue ses élans de rage de feulements et grognements de fauve. Il incarne le dernier des mohicans d’un cirque nomade qui se vouait à la piste et au chapiteau. Il possède effectivement sa toile, joue toujours en circulaire, mais ne cesse de travailler aux confins du genre, depuis les débuts d’Attraction, l’œuvre de sa vie, débutée il y a 15 ans.
L’artiste poursuit une recherche autour du point, véritable usine à gaz d’expérimentations déclinées sous des formes multiples : spectacles, performances, exposition, sculptures. Il invente des numéros qui sont les expérimentations à vue des phénomènes qui le hantent, le mouvement, l’équilibre, le point de vue, la métamorphose. Il crée des Architextures, structures autoportées qui le rapprochent de l’architecture. Il a imaginé La Motte, sorte de planète minérale et végétale de 2,5 m de haut qui tourne lentement sur elle-même en laissant au sol la trace d’un trèfle inversé… Vous avez dit, cirque ?
Tout commence en 2000. L’artiste rentre d’un voyage autour du monde où il a rencontré des populations autochtones, handicapées ou traumatisées, sociétés fermées, inadaptées au monde. Il pose alors les bases de son projet. Je cherchais à comprendre de quoi était fait un “minimal”, le plus petit commun, comme un fondement applicable à tout. Je pensais que si je parvenais à le savoir, alors je pourrais appréhender le plus complexe. C’était une bonne entrée en matière pour faire le point sur le monde… Je tente d’emprunter d’autres chemins que ceux déjà établis, ou donnés comme vrais. Le monde n’est pas uniquement ce que l’on en dit, il peut être vu autrement (1).
Ce monde “autrement” est matière en mouvement composée d’un ensemble de points, atomes ou particules, et pour en faire le tour — au sens littéral — il faut multiplier à 360°, les points de vue sur chaque point. C’est ce qu’il va faire en s’attaquant à ce “point” devenu volume par la grâce d’une simple clémentine. Il va observer l’ensemble de sa surface et chercher à en faire le tour complet par le chemin le plus simple. Résultat, une découpe en forme d’ellipse qui, aplanie, forme un “S”. Plus tard, il mettra ce volume en mouvement, puis confrontera sa sphère à d’autres sphères, observera leurs frictions, leurs trajectoires. C’est ainsi que sont nées des expérimentations devenues “chantiers” en perpétuel développement.
Le Guillerm formule, choisit ses outils, émet des hypothèses, définit. Ses connaissances s’appuient sur des raisonnements très personnels, mais nés d’observations précises. Parce que sa “méthode” croise celle de scientifiques, on l’a un peu vite rangé de leur côté. Certes, on peut reconnaître dans ses recherches un imaginaire lié à la physique, l’astronomie, la génétique, la botanique. Oui, les longues heures passées à observer (théoriser, disent les Grecs) lui ont donné une connaissance empirique de tous ces sujets. Il ne pense pas par postulat, mais par analogie, ce que font aussi les chercheurs quand ils abordent un champ nouveau. Ainsi ce “S”, découpe de son volume, qu’il a repéré dans les courants marins, les galaxies, les ouïes d’un violon… est commun au monde minéral, végétal et aux mammifères. Il en a fait son “référentiel commun”.
Cette pratique toute aristotélicienne de connaissance des phénomènes est surtout une manière assez évidente d’appréhender ce qui nous entoure et que l’on ne connaît pas. L’artiste crée des nomenclatures de ses recherches. Il classe, regroupe, répertorie, crée des cartes d’identité des phénomènes observés en fonction de leurs formes, de leur identité phonique, graphique ou morphologique et de leur mouvement. Cette taxinomie patiente et un peu obsessionnelle, il la nomme “plan de mutation des nomenclatures”. Mais le démiurge ignore sciemment les savoirs académiques et emprunte aux sciences ce que bon lui semble. Ainsi il peut réinventer les mathématiques, asseoir des principes contraires au sens commun, recourir au discours le plus illogique. Jamais il ne pense universalité du raisonnement, postulat, conclusion, il ne publie rien.
Le Guillerm avance en sceptique, pense avec son corps, là où il vit, il éprouve pour savoir, ne se satisfait d’aucun postulat préétabli. Il pratique une science de l’idiot qui lui appartient en propre. Il se verrait plutôt alchimiste. Ses axes de recherche sont autonomes, mais reliés. Ils peuvent se ramifier, se transformer l’un l’autre, et parfois se traverser, sans ordre prédéterminé, ni hiérarchie. Leur organisation est rhizomatique : acentrée, à points d’entrée et de sortie multiples. Une manière “nomade” de structurer les observations au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, une forme de pensée qui suit une ligne de fuite et ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles (2).
Rebelle donc aux ordres établis, il invente son propre vocabulaire “Architextures”, “Aalu”, “Mantines”, “L’Irréductible” pour se démarquer de postulats scientifiques repérés, comme si les principes déjà posés pouvaient frelater son ambition. Il crée sa propre mathématique des formes de l’Univers; une mathématique d’intuition, fondée sur l’expérimentation et l’analogie, qui n’a de valeur que par sa singularité d’interprétation du réel. L’artiste circonscrit son champ, il s’agit bien de mettre de l’ordre dans ses chaos intérieurs et non de dessiner un paysage cosmique avéré, validé. Johann Le Guillerm le sait, il ne fera pas le tour de son sujet, le paysage qu’il dessine est faux.
Attraction n’est donc pas un prurit scientiste. C’est une reconstruction poétique d’une planète sans lieu qui s’écarte des chemins tracés pour créer de nouvelles alternatives en résistance radicale aux prêts-à-penser et à rêver en perturbant les évidences, en déplaçant les certitudes. Cette recherche vise à la possibilité de penser par soi-même le monde pour ne pas l’endurer. En ce sens, la démarche est artistique, voire politique, mais peu soupçonnable de rationalisme. La force d’un artiste est de pouvoir reconsidérer le monde qu’il voit. Qu’importe que les chemins empruntés soient faux, infondés, fragmentaires, l’essentiel est les utopies qu’ils promettent.
Un enseignant chercheur en physique de l’Université de Lille 1 me confiait un jour à son propos, il accomplit un vieux rêve de chercheur, pouvoir remettre en cause tous les postulats, ce que nous ne faisons jamais parce que sinon nous ne pourrions pas avancer. Mais ce qui induit aussi que nous pouvons travailler sur des principes faux… Johann Le Guillerm est une utopie de scientifique. Un vrai chercheur, libre.
Anne Quentin
critique dramatique
publié dans MCD #81, “Arts & Sciences”, mars / mai 2016
(1) Entretien avec l’auteure pour la brochure du Festival d’Avignon, 2008.
(2) Deleuze Gilles, Guattari Félix, Rhizome, introduction à Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.