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    L’art numérique sud-africain

    négocier une culture mondiale

    Cet article met en résonance l’Altermodernisme, une théorie esthétique développée par Nicolas Bourriaud, et des artistes numériques sud-africains, et établit un cadre pour l’art numérique actuel en Afrique du Sud. Plus précisément, il examine les rôles de Nathaniel Stern et Marcus Neustetter (1) en tant qu’artistes, et de Tegan Bristow (2) en tant que commissaire et chercheuse. Cet article propose (ou suggère) à la pratique future dans ce domaine en Afrique du Sud un socle critique alternatif et, ce faisant, il vise à alimenter et étendre le débat sur ce sujet.

    Relation IV (détail). Marcus Neustetter. Exposition In Motion (2010). Photo: © Marcus Neustetter.

    L’Altermodernisme est une théorie esthétique globale qui intègre des cultures multiples et leur permet de coexister sur un pied d’égalité. La théorie de l’Altermodernisme, définie par Bourriaud et principalement exposée dans son ouvrage Radicant (2010), se base sur ses observations de la dynamique globale et de la pratique artistique contemporaine, dans un monde perçu comme “dé-centré” et dominé par la mondialisation. La théorie de Bourriaud constitue un point de départ qui permet aux artistes de s’émanciper du postmodernisme et du postcolonialisme. L’Altermodernisme rejette les modèles multiculturels revendiqués par le postmodernisme et le postcolonialisme en faveur d’un nouveau modernisme qui permet aux cultures d’être restituées sur un pied d’égalité et considérées comme “l’autre”. Il affirme qu’il s’agit de remplacer la question de l’origine par celle de la destination. Bourriaud suggère un niveau de compréhension et de transfert entre les cultures grâce à la coopération et à la discussion.

    Les praticiens altermodernistes sont capables de traverser les cultures dans le temps et l’espace. Ils surfent sur différentes cultures par le biais d’équivalents qui leur permettent de comprendre et d’utiliser des signes différents. Bourriaud décrit le mouvement de l’artiste radicant comme celui qui est en mesure de développer des racines multiples au cours de son voyage, dont l’origine n’est plus considérée comme l’élément de focalisation. Au contraire, le point focal devient la destination. Dans l’ensemble, Bourriaud perçoit ce monde “dé-centré” comme permettant à la pratique d’un artiste de s’épanouir dans une nouvelle direction.

    L’avènement de la mondialisation est le point de départ de l’élaboration théorique de Bourriaud. Il le considère comme un facteur qui influence la production artistique et provoque un changement dans les modes de pensée et d’évolution au sein du paysage culturel. Pour Bourriaud, la mondialisation a eu le même effet sur le contexte actuel que l’industrialisation sur le modernisme. Cette évolution est nourrie par le réseau de télécommunication complexe qui s’est développé en parallèle à la mondialisation, comme un résultat du capitalisme. La dynamique de l’Altermodernisme offre la possibilité d’échanger dans plusieurs langues et cultures et d’établir des correspondances.

    Compte tenu de sa nature intrinsèque et de la manière dont on y accède, le support numérique est étroitement lié à la mondialisation sans nécessairement se limiter à la culture d’une région ou d’un pays donnés. L’aspect fondamental de l’art numérique est son interactivité, une interaction à la fois physique et psychologique (à l’opposé des sensibilités contemporaines). Selon Christiane Paul, la nature interactive du support offre une forme particulière d’esthétique qui se traduit par des récits, des voyages et des œuvres dynamiques, en phase avec la théorie de Bourriaud. L’Altermodernisme offre un cadre à ce support et lui permet de développer son propre discours au sein de la culture contemporaine.

    Le domaine de l’art numérique sud-africain est beaucoup plus confidentiel, restreint et exclusif que l’art numérique international. Le support revêt des tendances exclusives, aussi bien pour ceux qui pratiquent que pour ceux qui voient, qui sont capables de comprendre et d’apprécier un travail qui requiert un certain degré de connaissances techniques et numériques. La nécessité préalable de cette connaissance est admise à la fois par Neustetter et Bristow et souvent considérée comme un obstacle par ces deux acteurs du numérique.

    Given Time. Nathaniel Stern. Ross et Felix, vus dans Second Life. Photo: © Nathaniel Stern.

    Neustetter, Stern et Bristow sont tous relativement mobiles, ce qui se retrouve à la fois dans leurs œuvres et leur pratique. Stern, qui a initialement vécu aux États-Unis, s’est installé à Johannesburg en 2001, où il a pu approfondir sa connaissance de l’art numérique et a commencé à alimenter et développer le discours autour de l’art numérique en Afrique du Sud. Rentré aux États-Unis, ces deux points d’ancrage ont aidé Stern à initier un dialogue autour du discours et du support. De même, les connexions multiculturelles de Neustetter et les nombreux voyages internationaux liés à sa pratique contribuent au discours élaboré autour de son travail.

    Bristow, qui elle aussi vit principalement en Afrique du Sud, a enseigné au Japon et voyage beaucoup à travers l’Afrique pour mener des recherches liées à son doctorat. Bristow est à la fois influencée par son propre mouvement et la traversée de cultures différentes, et par celui des artistes qu’elle sélectionne, tandis que ces mêmes artistes ne sont affectés que par leur propre mobilité. Ces acteurs du numérique se déplacent au-delà d’un usage du support numérique, vers un sens construit par rapport à la globalité. Cette mobilité et la traversée des cultures et des zones géographiques reflètent le monde habité tel que décrit par Bourriaud.

    Dans son œuvre Given Time (Temps donné) (2010), Stern utilise l’environnement du réseau social immersif Second Life comme plateforme et cadre de son travail artistique. Dans Second Life, il met en scène deux avatars qui sont amants et qui flottent dans les airs, presque complètement immobiles, les yeux rivés sur l’interface de l’autre. Cette œuvre est présentée par le biais de deux grandes projections vidéo des avatars sur des murs se faisant face, chacun montré du point de vue de l’autre. Ils deviennent alors des personnages, des “acteurs”. Le spectateur pénètre dans cet espace entre les deux amants, mais l’échange entre les avatars est éternel, jamais perturbé par ce visiteur qui devient voyeur de leur échange. Le monde virtuel auquel il participe à travers les avatars dépend en fait de lui. Le dialogue établi entre les deux avatars est entièrement détourné du domaine physique.

    Le travail de Neustetter avec les connexions est illustré dans son œuvre relation IV, incluse dans l’exposition In Motion (2010). Cette œuvre est une impression numérique de performances réalisées avec un logiciel sensible à la lumière. Le logiciel, développé par Bristow, permet à Neustetter de produire un tracé numérique lumineux des performances. L’image d’ordinateur est utilisée pour suivre la lumière et dessiner une ligne allant d’une lumière particulièrement brillante à la suivante, créant ainsi un dessin de lumière. Neustetter s’est rendu compte qu’il dessinait l’espace… autour des choses, que la source de lumière pouvait se connecter et que, au fond, il captait le temps et l’espace en observant l’espace négatif autour des objets ou des mouvements (interview). La ligne semble ainsi former des connexions et un itinéraire semble être transposé par le logiciel.

    Le mode de commissariat de Bristow résulte de sa recherche. Ceci transparaît dans l’exposition Internet Art in the Global South (l’art d’Internet dans le Sud global) (2009), dont elle a été commissaire pour la Joburg Art Fair en 2009. Cette exposition (3), qui est encore visible aujourd’hui, se compose d’un site Web autour d’un dispositif de visualisation et de liens vers des œuvres sur Internet issues de divers pays du Sud, principalement d’Amérique du Sud, d’Inde, de Corée et d’Afrique du Sud. Bristow a utilisé le réseau international Upgrade (un réseau mondial de militants associatifs et d’artistes du numérique) comme plateforme pour inviter les artistes à soumettre des œuvres d’art, sélectionnées sur la base de lignes thématiques similaires. Cette mise en réseau et la méthode utilisée pour le commissariat illustrent la façon dont le support permet d’établir un dialogue global. C’est l’une des premières collections marquantes de Netart dans les pays du Sud et qui aborde la question cruciale du support quand il s’agit de la marginalisation et des avancées du monde premier. Une collection comme celle-ci permet une approche critique du support dans une perspective adaptée à la fois aux artistes et aux spectateurs.

    Internet Art in the Global South. Capture d’écran du site : www.digitalarts.wits.ac.za/jafnetart/. Avril 2013. Photo: D.R.

    Bien que le projet ait été présenté dans le cadre d’une manifestation d’art contemporain, Internet s’est avéré un support peu attrayant pour le public. Ce sentiment se retrouve dans l’ensemble des galeries et la partie commerciale de la scène sud-africaine de l’art contemporain. Ce constat étant fait, l’exposition en ligne, après la Joburg Art Fair, s’est avérée être une ressource intéressante et un reflet du support utilisé dans les pays du Sud. La nature du support permet aux réseaux de se constituer du fait qu’Internet est intrinsèquement fondé sur des hyperliens et de l’hypertexte qui créent des connexions et font circuler les informations. Bristow envisage de réitérer cette expérience à plus grande échelle.

    Les deux artistes œuvrent à générer la narration à travers l’information, et des liens se tissent entre les œuvres d’art qui accompagnent le spectateur dans un voyage à travers un espace-temps donné. La perception de leur propre position globale en tant que citoyens du monde (selon Neustetter) permet un engagement ciblé vis-à-vis des concepts tels que la cartographie, le déplacement, les réseaux, la translation et les récits. Il en est de même pour le commissariat d’art et la recherche relative au support que sont les autres activités de Bristow.

    La théorie de Bourriaud ne s’applique pas seulement à la pratique artistique, elle est aussi le reflet d’une dynamique mondiale. Elle suggère la manière dont cette nouvelle modernité et la mondialisation pourraient être abordées par des artistes. Dans son article Deriving Knowledge (Connaissance dérivée) (2009), Sarah Smizz observe que le déplacement devient une méthodologie et un point de vue par opposition à un style. L’Altermodernisme ne définit pas nécessairement un style esthétique ou une “tendance” spécifique, mais plutôt un mode de pensée et de perception qui devient une esthétique. Cette esthétique est présente dans les œuvres de Neustetter et Stern tout comme dans le commissariat de Bristow et son approche du support. Smizz ajoute que l’Altermodernisme permet aux artistes des nouveaux médias (beaucoup se référant à l’hyperlien/hypertexte comme processus de pensée) de se connecter à des récits et à une translation dynamique, ainsi qu’à des thèmes récurrents ancrés dans l’œuvre des praticiens.

    Bien que cette théorie soit juste à bien des égards et qu’elle offre des éclairages pertinents, l’Altermodernisme reste quelque peu idéalisé. La théorie de Bourriaud ne saurait être décrite comme fondamentalement “erronée”, mais elle recèle deux aspects problématiques. D’abord, les aspects de la théorie de Bourriaud qui englobent et incluent tout font de l’Altermodernisme un postulat quelque peu irréaliste. Ensuite, Bourriaud a conçu une théorie générale à partir du “centre” sur une dynamique globale qu’il perçoit comme existant dans un monde “dé-centré”. Tout le monde n’a cependant pas la possibilité d’évoluer dans ce monde “dé-centré” décrit par Bourriaud; tous ne sont pas capables d’adopter le style de vie mobile qui aboutit à l’Altermodernisme et certaines personnes sont obligées de migrer et de voyager à travers les continents. Cette mobilité est très différente de celle décrite par Bourriaud et de la mobilité des praticiens cités en exemple.

    Il se peut que l’Altermodernisme ne concerne pas autant de personnes que Bourriaud le pense. Si l’on adopte cette théorie, on se doit d’en considérer les écueils. Il serait en outre utile d’affiner son adaptation critique si on souhaite l’utiliser comme cadre de réflexion. Elle forme toutefois un cadre essentiel pour l’art numérique et plus particulièrement pour les artistes d’Afrique du Sud qui évoluent dans une société multiculturelle et multilingue. Le support numérique offre aux praticiens un moyen alternatif de découvrir des cultures différentes, d’un point de vue à la fois géographique et historique. Les artistes dont on parle ici explorent des thèmes rendus accessibles par une dynamique et une culture mondiales. La théorie Bourriaud illustre ce point et permet de se mouvoir à l’intérieur de cette dynamique et au-delà.

    Carly Whitaker
    Spécialiste de l’interaction numérique, artiste, enseignante et chercheuse à l’Université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud)
    publié dans MCD #71, “Digitale Afrique”, juin / août 2013

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